Le parti Baath syrien, victime consentante de son instrumentalisation par les militaires (3/4)
Cet article se propose d’expliquer les raisons du silence et de la discrétion dans lesquels le parti Baath, naguère encore « parti dirigeant de l’Etat et de la société » en Syrie, semble se terrer depuis le début du soulèvement populaire. Il montrera, en rappelant dans quelles conditions le Baath a accédé au pouvoir, en 1963, que ce mutisme est en quelque sorte imposé à ses dirigeants civils par leurs camarades militaires, dont le poids dans la décision l’emporte sur le leur. Il montrera comment, parvenu au sommet du parti et de l’Etat en raison de son appartenance à l’armée, Hafez al-Assad s’est désintéressé du Baath et l’a réduit, quand il n’en a plus eu besoin, au rôle d’auxiliaire des services de renseignements. Il montrera enfin que, n’ayant jamais été baathiste avant de devenir le plus haut responsable du parti, comme il a accédé au plus haut grade de l’armée pour en devenir le chef cinq ans seulement après le début de sa formation militaire, Bachar al-Assad éprouve pour le parti qu’il dirige les mêmes sentiments que son père.
L’absence et le silence du Baath, lors du déclenchement de la contestation, à la mi-mars 2011, confirment, soit qu’il n’a rien à dire, soit que les véritables détenteurs du pouvoir, dont il ne fait pas partie, n’entendent pas le laisser s’exprimer. Ils préfèrent en effet régler le défi qui se pose à eux conformément à leur pente naturelle, violente et répressive, de manière à empêcher quiconque de penser qu’il y aurait place pour le dialogue et la politique avant l’anéantissement de la révolution et l’éradication des révolutionnaires.
La marginalisation du parti Baath apparaît au grand jour moins d’une semaine après l’explosion de colère de Daraa, le 18 mars 2011. Le 24 mars, Bouthayna Chaaban est chargée de préparer les esprits à la première intervention publique de Bachar al-Assad dont elle est la conseillère politique. Elle dévoile, au cours d’une conférence de presse, les décisions que vient de prendre, selon elle, la « direction politique » du pays. Il s’agit pour la plupart de décisions économiques : augmentation immédiate des salaires et des pensions, amélioration de l’approvisionnement des coopératives d’achat, création d’emplois… Mais d’autres mesures, politiques ou sécuritaires – abolition de l’état d’urgence, élaboration d’une loi antiterroriste de substitution, préparation d’une loi sur les partis politiques, modification de la loi sur l’Information, amendement du décret 49 sur les régions frontalières, renforcement des pouvoirs de la Justice, interdictions des arrestations arbitraires… -, ne peuvent de toute évidence avoir été adoptées par la direction du parti, qui, les Syriens le savent, n’a pas son mot à dire dans ce genre de domaine.
La poursuite de la répression durant l’intervention pathétique de Bachar al-Assad, le 30 mars, devant l’Assemblée du Peuple, confirme que le Commandement régional, la plus haute instance politique du parti, ne joue et ne jouera aucun rôle dans la crise que le chef de l’Etat a décidé de régler « à la manière de son père », c’est-à-dire par la force et sans prêter l’oreille, ni aux revendications de la population, ni aux recommandations de ses camarades de la direction du Baath. Il lui suffit d’entendre ce que lui conseille son entourage militaire et sécuritaire, et de trouver dans la masse des militants du parti – il revendique alors plus de 2 millions d’adhérents – quelques dizaines de milliers d’hommes et de femmes prêts à aider les forces de sécurité dans la répression des manifestations, dans le repérage des leaders de la contestation et dans la dénonciation de ceux qui, dans les administrations, apportent secrètement leur soutien à la révolution.
Les méthodes expéditives du régime dans les villes et les régions qui rejoignent les unes après les autres le mouvement de protestation contraignent les baathistes à choisir leur camp. Il n’est pas surprenant que les premiers députés à annoncer leur démission de l’Assemblée du Peuple soient des représentants de Daraa. Il est compréhensible que des centaines de militants de Daraa, puis de Banias, déclarent « rendre leur carte » par solidarité avec leurs familles dans ces villes assiégées et bombardées. Même Farouq al-Chareh, de retour de sa ville natale de Sanamaïn, dans le gouvernorat de Daraa, se plaint au chef de l’Etat des résultats contre-productifs et dangereux de sa politique répressive. Mais il n’est pas entendu. D’ailleurs, bien que vice-président, il ne siège pas au sein de la Cellule de Gestion de Crise mise en place au cours du mois d’avril 2011. Les seuls membres du Commandement régional à en faire partie ont tous un passé militaire ou sécuritaire. Mohammed Saïd Bakhitan, qui préside cette cellule en tant que secrétaire régional adjoint, est un ancien directeur de la Sécurité criminelle à Damas. Hassan Turkmani, qui le remplacera 6 mois plus tard, est un ancien chef d’état-major et un ancien ministre de la Défense. Quant à Hicham Bakhtiyar, qui décédera comme le général Turkmani dans l’explosion du Bureau de la Sécurité nationale, le 18 juillet 2012, il a été directeur général des Renseignements généraux.
Le Commandement régional ne se considère pas pour autant associé à la décision. Préoccupés par le trouble de la base et la multiplication des démissions, ses membres civils tentent de faire comprendre au chef de l’Etat qu’il se fourvoie et que la stratégie du tout répressif qu’il met en œuvre se retourne déjà contre leur parti. Contraints de choisir entre leur adhésion au Baath et leurs attaches familiales et communautaires, ses militants n’hésitent pas longtemps avant de « déserter » politiquement. Mais leurs remarques ne servent à rien.
– En juillet 2012, au cours d’une réunion tenue immédiatement après l’explosion à l’intérieur du Bureau de la Sécurité nationale, le Commandement régional s’accorde sur le fait que « la solution sécuritaire n’est ni logique, ni objective, et ne provoquera qu’un surcroit de destruction ». Mais il se heurte à Bachar al-Assad qui « refuse absolument toute forme de dialogue avec l’opposition, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur ».
– Quelques mois plus tard, lors d’une réunion présidée par leur secrétaire régional, fin octobre 2012, les membres du Commandement l’informent à nouveau qu’ils se sont mis d’accord sur un certain nombre de points qui provoquent aussitôt sa fureur. En réponse à ses camarades qui dénoncent encore une fois « l’inutilité de la solution sécuritaire, qui ne contribue qu’à détruire davantage le pays et à accroître l’instabilité », et qui souhaitent « le lancement d’un dialogue sérieux avec l’opposition », le chef de l’Etat affirme qu’il n’entamera « aucun dialogue avant d’avoir récupéré la totalité du territoire national ».
Finalement, mécontent du manque de soutien du Commandement régional et pour pouvoir continuer à gérer la crise comme il l’entend, Bachar al-Assad organise, le 8 juillet 2013, un simulacre de congrès régional. Au lieu des quelque 1200 participants habituels, délégués des militants de la base, civils et militaires, qu’il est impossible de réunir dans les circonstances de l’heure, le congrès regroupera uniquement, dans un lieu tenu secret, autour du Commandement régional et du Comité central de 90 membres, les ministres, les gouverneurs, les secrétaires des branches du parti, les chefs des organisations populaires et ceux des syndicats professionnels. Il s’agit uniquement, on l’aura compris, de l’ensemble de l’appareil du Baath.
Affectant de considérer que l’ancienne direction est solidairement responsable de la crise dans laquelle la Syrie se débat depuis plus de 2 ans, et feignant d’imputer à son manque de combativité contre la corruption la fuite de très nombreux militants, Bachar al-Assad renouvelle dans sa totalité le Commandement régional. Il impose une nouvelle direction plus souple et plus ouverte à la solution militaro-sécuritaire qu’il met en œuvre. Signe de l’étanchéité qu’il veut entretenir entre le Commandement régional et la gestion de la crise, il n’inclut pour la première fois aucun officier de l’armée ou des services de sécurité dans ce nouveau Commandement. Celui-ci réunit, à côté de responsables habitués à coopérer de longue date avec les Services de sécurité – Mohammed Chaaban Azouz, président de l’Union des Travailleurs, et Ammar al-Saati, un proche de Maher al-Assad qui préside l’Union des Etudiants et qui n’a pas attendu le début du soulèvement pour faire des membres de son syndicat des auxiliaires zélés des moukhabarat… – des personnalités totalement acquises à sa personne – comme Yousef al-Ahmad, le très grossier ambassadeur de Syrie en Egypte et auprès de la Ligue arabe, par ailleurs marié à une femme de la famille al-Assad – et, encore une fois, de parfaits inconnus dont la longévité ne tiendra qu’à leur parfaite soumission aux ordres et directives des décideurs de l’ombre… Leur mission prioritaire commune sera de remobiliser les troupes, au moins dans les régions et dans les villes n’ayant pas encore échappé à l’autorité du régime.
L’absent le plus illustre de ce nouveau Commandement est évidemment le vice-président de la République Farouq al-Chareh. Sa disgrâce ne va pas jusqu’à le priver de sa fonction. Après tout, aussi longtemps qu’il n’aura pas démissionné et pris de lui même ses distances, avec les risques liés à ce genre de décision pour lui-même et sa famille, il restera la caution sunnite du régime. Par ailleurs, son expertise de 22 ans dans les relations internationales pourrait encore être utile dans la perspective de la conférence de Genève 2. Mais sa mise à l’écart ne constitue pas une surprise : dès le début, il s’est élevé comme il l’a pu contre l’option du tout-sécuritaire, et, depuis plusieurs mois, il s’abstient de participer aux réunions du Commandement régional lorsque Bachar en est lui-même absent, estimant qu’il s’agit alors d’une « perte de temps ».