Quand meurt la patrie

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Le Liban est-il dans un état d’agonie ? Est-il déjà mort ? L’Histoire retiendra-t-elle que le Liban, en tant qu’entité politique, aura été une simple parenthèse historique? Rien n’autorise l’optimisme à première vue. Le pays semble engagé, de manière inexorable, sur une pente vertigineuse qui pourra le mener à la désintégration et la disparition. Une perspective aussi sombre impose de se poser la question : qu’est ce qui fonde l’unité politique et qu’est ce qui peut la remettre en question ?

« Enregistrée par les services de l’état-civil au titre de « nationalité » ( الجنسية ), l’identité politique du citoyen est le reflet virtuel de son nom de famille. Elle relève d’une histoire et d’un pays. Elle se décline comme une appartenance et un héritage. Elle fonde une légitimité, des droits et des devoirs. L’identité politique se transmet comme le bien commun immatériel de la Cité. Elle est attachée à l’ordre d’une unité politique et par là-même au territoire d’un être collectif » On naît Russe, Mexicain, Iranien ou Libanais, marqué par une identité politique, comme une sorte de stigmate. L’universalisme des droits de tout homme n’efface pas cette mémoire collective et distinctive, propre à chaque pays. « Elle se présente comme une chance, ou un handicap, avec laquelle chacun doit composer. Sa pérennité apparente est trompeuse. Cette identification, qui affirme le commun au sein du multiple et de la diversité, relève d’un récit qui ne cesse pas de se réécrire et de se ré-énoncer. Tantôt le récit est emporté par l’âme des particularismes, sous forme d’élans patriotiques. Tantôt, au contraire, le il affirme l’autorité du citoyen voire de l’individu. Dans de nombreux cas, l’identification de la Cité passe par l’entremise d’une communauté. Mais, dans tous les cas, l’identité politique implique un type de pouvoir souverain et des institutions qui se projettent sur un territoire » (J. Beauchard).

L’identité politique est inscrite certes, mais elle est sans cesse réinterprétée ; ce qui confère une incontestable fragilité à l’unité politique. Mais qu’est ce qui fonde cette dernière ? C’est la question centrale de la modernité dans le cadre de la mondialisation. En Orient, et plus particulièrement au Liban, la réponse à cette interrogation privilégie l’appartenance identitaire collective, souvent de nature religieuse ou confessionnelle. L’absence de culture politique (ثقافة المدينة الجامعة أو الحاضرة) fait que la plupart des analyses et des débats ignorent les concepts de « cité » et de « loi » et privilégient le « pouvoir de diriger » (السياسة). On oublie ainsi que les hommes libres s’honorent d’une citoyenneté fondée sur la loi et non sur l’identité. L’identitaire collectif conçoit le groupe comme un « tout », ou un « corps achevé », possédant une essence intemporelle qui englobe chaque membre de la dite communauté. Cette essence doit demeurer inaltérée et ne peut souffrir le moindre apport extérieur, sauf à l’intégrer et l’englober en son sein. Toute la vie publique devient alors dominée par le concept de pouvoir s’exerçant sur une portion de territoire, réel ou imaginaire, qu’il faut âprement défendre contre l’Autre.

La conviction que l’unité politique se fait par le territoire est une idée de Sieyès, théoricien de la révolution française. Faire admettre aux hommes politiques la primauté de la ville/cité est une entreprise désespérée car les politiques ne s’occupent que du territoire. C’est la boue des champs et des clôtures qui constitue l’assise de leur pouvoir, et l’horizon étroit de leur pensée. Le principe d’urbanité leur demeure étranger. Confrontés à l’espace urbain, celui de la Cité, ils se le représentent automatiquement en termes d’enclos territoriaux où l’autorité peut s’exercer. Le génie urbain, l’intelligence immortelle de la cité échappera toujours à l’homme politique à moins que ce dernier ne soit un grand visionnaire. Le Liban a connu des hommes de cette trempe : Ghassan Tueni, Fouad Boutros, Michel Chiha, Bechara El-Khoury, Raymond Eddé, Riad El Solh, Rafic Hariri ….

Malheureusement, ce n’est pas cette vision qui domine le paysage politique libanais aujourd’hui et c’est cette absence de vision qui autorise l’inquiétude et le pessimisme.

Comme Aristote, Machiavel considérait la cité comme un corps vivant qui peut tomber malade et mourir. Souvent malade, parfois en bonne santé, la Cité est toujours fragile à cause de l’instabilité permanente de son équilibre interne. L’homme politique s’apparente, pour Machiavel, au médecin qui, par son art particulier, met en jeu divers moyens destinés à guérir les maladies mais aussi à les prévenir. « Le » politique ne s’identifie pas, tout entier, au pouvoir et à l’autorité. L’essence du politique est d’être le régulateur des conflits parce que sa démarche est analogue à celle de la clinique médicale. On n’a pas suffisamment étudié les métaphores médicales dont use Machiavel pour parler de la Cité. Une cité peut mourir de maladie, c’est à dire de la discorde (فتنة) qui désunit la communauté des citoyens lorsque les « grands » ( qui veulent dominer ) et les « petits » ( qui ne veulent pas être dominés ) ne trouvent plus le cadre juridique et légal adéquat pour gérer leurs conflits. . La Loi, au sein de la vie publique, est suffisante pour protéger la Cité contre la discorde qui défait les Etats par les conflits qu’elle suscite. Mais, lorsque bafouer la loi et faire fi des textes de droit devient la règle de la vie publique, on peut annoncer l’agonie de toute urbanité et le danger mortel qui guette la citoyenneté.

Pour Machiavel, la sédition est encore plus grave que la simple discorde car elle implique une intention volontaire ainsi que la mise à l’œuvre de moyens destructeurs. Il s’agit d’une action concertée, dirigée contre l’Etat ou tendant à susciter la désobéissance envers ce dernier et envers les autorités légalement établies. La sédition peut résulter de publications, de propos, ou de discours incitant les citoyens à renverser l’autorité en place. Il s’agit d’un crime contre la sûreté de l’Etat. Elle diffère cependant de la trahison par le fait qu’elle n’implique pas d’actes de violence ni d’assistance à l’ennemi.

Un simple regard, jeté sur le parcours du Liban depuis de nombreuses années, montre que ce pays a dépassé les niveaux de sédition et de discorde et qu’il est entré dans une sorte de phase terminale.

Mais par quel mécanisme la sédition peut-elle démanteler l’harmonie politique ? Les causes en sont multiples mais c’est probablement la maladie identitaire qui est la plus à même de défaire ce que l’histoire et les hommes ont mis des siècles à construire. L’identitaire (هاجس الهوية أو عصبية التقوقع) n’est pas l’identité. La problématique identitaire se distingue de la problématique nationaliste par plusieurs paramètres. Les revendications territoriales, ou autres, sont quasi absente des crises identitaires qui, par ailleurs, se caractérisent par une dramatisation telle que les acteurs en perdent tout contact avec le réel, et toute rationalité où tout discours devient imprécations haineuses et agressives.

Au pays de l’Identitaire, des événements arrivés il y a des siècles sont discutés avec l’âpreté corrosive d’une douleur toute récente; où des tragédies arrivées à d’autres, morts il y a longtemps, sont racontées comme si nous-mêmes en étions les victimes actuelles. Dans un tel contexte, l’ombre d’une compréhension vis-à-vis d’un voisin différent de soi est impossible. La victime de l’Identitaire vit, avec les compagnons passés de son propre groupe, en communion aussi étroite et profonde qu’avec sa propre famille actuelle. Force est de constater que les turbulences actuelles ont semé la discorde au Liban, elles ont vidé l’Etat de sa substance et l’ont asservi à l’hégémonie d’une faction. La sédition a répandu la haine des groupes en les enfermant dans leur instinct grégaire de fusion communautaire et d’esprit de corps (عصبية).

Maxime Rodinson considérait que la représentation des identités collectives des minorités religieuses de l’Orient, est très proche du concept de la nation tel qu’il fut compris en Europe au XIX°s. La plupart de ces groupes confessionnels (maronites, alaouites nosayris, chiites metoualis, druzes) vivent dans des espaces géographiques relativement compacts, ce qui a facilité la relation réciproque entre territoire et identité. Leur mode de vie traditionnel, a constitué un obstacle relatif à leur passage à l’urbanité comme porte d’entrée vers la citoyenneté au sein d’une communauté politique. Ces identités collectives, plus ou moins territorialisées, sont devenues génératrices de zones de haute conflictualité. Leur instrumentalisation par les intérêts « des autres » a transformé le Levant (et les Balkans) en une poudrière, dès l’affaiblissement du pouvoir régulateur central des sultans ottomans. La création de l’Etat d’Israël est venue exacerber leur aspiration identitaire.

Cette soif de territoire ne peut être étanchée qu’au détriment de l’esprit urbain, celui de la Cité. Seule l’espace public de la Cité permet l’unité du multiple. L’homme n’est pas, pleinement, un sujet autonome dans le sein de sa mère, dans sa famille, dans sa tribu, dans sa communauté religieuse ou ethnique. Seul l’espace public de la communauté politique (المجتمع المدني أو جماعة المدينة) lui garantit sa finitude individuelle et tout ce que cela implique en termes de droits et de devoirs. Tel est le paramètre qui se lit en filigrane de la scission libanaise et, à une plus grande échelle, ce qui se joue dans le cadre des révoltes arabes. Deux visions semblent s’affronter. D’un côté, celle qui conçoit l’homme comme sujet autonome, donc citoyen. De l’autre, celle qui conçoit l’homme comme individu marqué par l’identité collective du groupe historique dans lequel il est immergé.

Le Liban se trouve à la croisée des chemins. Oui il se meurt, comme d’ailleurs tout le Levant. Mais ce qui meurt ainsi, c’est un certain Liban qui a survécu au démantèlement de l’Empire Ottoman et qui a passé, entre 1920 et 2013 « un siècle pour rien » comme le dit si bien Ghassan Tueni. Qu’est ce qui émergera des ruines du Levant ? Nul ne peut prédire l’avenir mais chacun est invité à le préparer. Les libanais n’ont pas le choix, ils ne peuvent plus tricher avec eux-mêmes. Soit ils acceptent de dépasser leurs fantasmes identitaires et de confondre espace public et enclos communautaire, soit ils devront eux-mêmes assumer le meurtre de leur patrie.

Tous les dangers qui déstabilisent l’unité politique auront contribué à l’agonie actuelle du Liban : la discorde qu’entraîne la fixation à l’identité collective ; la sédition suscitée par les imprécations des groupes hégémoniques ; le crime d’urbicide (ذبح المدينة…)commis pas les violences des groupes identitaires ; sans compter l’incompétence des hommes politiques supposés être les médecins de la Cité. Le médecin-politicien ne voit pas le corps du malade qu’il est supposé soigner, mais uniquement une parcelle de ce corps qu’il pourrait dominer.

Cependant, le Liban peut ne pas mourir si chaque citoyen accepte de quitter la matrice identitaire qui ferme l’horizon de son regard et l’empêche de voir qu’au-delà de toutes les violences, la paix et le vivre-ensemble sont la condition naturelle de l’homme.

acourban@gmail.com

Beyrouth

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