Cinglante, la réaction n’a pas tardé. Elle témoigne des répercussions, sur les équilibres internes du régime libyen, de l’affaire des infirmières et du médecin bulgares, ainsi que des conditions de leur libération, le 24 juillet. Dans une lettre citée, le 12 août, par plusieurs sites Internet, le chef de l’Etat libyen, le colonel Kadhafi, a tancé son fils, Saïf Al-Islam. Il aurait « aidé des criminels et des ennemis de la Libye » en répandant « de fausses rumeurs qui peuvent être utilisées contre la Jamahiriya (république) » libyenne. Quatre jours plus tôt, sur la chaîne qatarie Al-Jazira, Saïf Al-Islam avait reconnu l’usage de la « torture à l’électricité » pour faire avouer aux infirmières et au médecin bulgares un crime qu’ils n’ont pas commis : avoir inoculé volontairement le virus du sida à des centaines d’enfants à l’hôpital de Benghazi.
Le message du « Guide » libyen, crédible selon plusieurs experts, n’est pas à prendre au pied de la lettre. Le pouvoir libyen, soucieux de poursuivre sa réhabilitation internationale, sait aussi à quel point le scandale des enfants contaminés par le virus du sida a révolté la population et alimenté l’opposition islamiste dont Benghazi est le principal bastion. Personne n’a oublié les onze manifestants tués par la police dans cette ville en février 2006, alors qu’ils protestaient contre les caricatures de Mahomet publiées dans la presse danoise.
L’admonestation publique de son fils par Mouammar Kadhafi pourrait avoir été dictée par le souci d’apaiser les responsables des « comités révolutionnaires » et l’opinion, passablement troublés par les « aveux » médiatisés de celui qui est donné comme le dauphin du « Guide ».
Passe encore que l’héritier potentiel répète dans la presse internationale, peu accessible aux Libyens, que les infirmières ne sont pas coupables du crime qui leur a valu une condamnation à mort par la justice de son pays. Mais que Saïf Al-Islam remette en cause le verdict en évoquant des aveux passés sous la torture sur une chaîne de télévision satellitaire n’a pu que scandaliser les caciques du régime et déclencher des réactions à l’intérieur du pays.
Car l’affaire des infirmières bulgares n’a pas seulement permis au régime libyen d’obtenir de substantielles compensations financières, industrielles et militaires, notamment de la part de la France. La gestion de leur libération semble avoir précisé sinon accéléré les préparatifs en vue de la succession du « Guide » libyen, âgé de 65 ans, dont trente-huit passés à tenir les rênes du pouvoir. « En apparaissant comme le catalyseur d’une solution possible à l’affaire des infirmières, Saïf Al-Islam a renforcé sa position », analyse George Joffe, un spécialiste du Centre d’études internationales de l’université de Cambridge. « C’est le fils que l’on entend, pas le père », remarque Moncef Djaziri, de l’université de Lausanne. Pour lui, cette « mise en avant » de Saïf Al-Islam, concrétisée par un entretien au Monde en date du 2 août, qui détaillait un contrat d’armement avec la France et évoquait l’innocence des infirmières, est le signe de « l’amorce d’une transition douce, négociée ».
« Saïf », 35 ans, fils aîné de la seconde épouse du « Guide » libyen et chantre de la libéralisation économique et de l’évolution du régime par l’adoption d’une Constitution, personnifie l’image moderne que le régime veut présenter désormais à l’Occident. Président de la « Fondation internationale Kadhafi pour le développement », il a négocié avec les Occidentaux le règlement financier des affaires de terrorisme de Lockerbie (attentat contre un Boeing 747 de la PanAm en 1988) et du DC-10 d’UTA (qui a explosé au-dessus du Niger en 1989) avant de jouer un rôle déterminant dans le marchandage autour du sort des infirmières.
Paradoxe apparent : l’homme qui professe des vérités dérangeantes pour la Jamahiriya libyenne n’a probablement jamais été aussi bien placé que depuis la libération des infirmières bulgares pour succéder à son père. Même si l’imprévisible colonel libyen rend toute prophétie hasardeuse.
Les remontrances paternelles ne devraient d’ailleurs pas empêcher Saïf Al-Islam de prononcer un discours sur sa conception des réformes. L’événement, annoncé comme important, est attendu à Benghazi le 20 août, quelques jours avant la traditionnelle commémoration de la « révolution », le coup d’Etat du 1er septembre 1969 qui a porté au pouvoir le colonel Kadhafi.
Pas-de-deux bien réglé entre le père et le fils ou discrète rébellion filiale ? « Quand on connaît la Libye, on ne peut imaginer que le fils prenne de telles positions sans l’accord du père, tranche Moncef Djaziri. D’ailleurs, le « Guide » lui-même défend depuis six ou sept ans l’idée d’une institutionnalisation de la « révolution ». Saïf, lui, pousse à la juridicisation de la vie politique et sociale et aux privatisations. » « Kadhafi sait qu’il doit réformer mais aussi qu’il doit maintenir sa famille au pouvoir pour que le régime perdure, insiste George Joffe. Cette exigence pose de sévères limites aux discours réformateurs. »
Pour autant, les relations du « Guide » avec son fils restent cahoteuses. Saïf Al-Islam a été alternativement mis en avant puis éclipsé dans le dossier des infirmières. Ecarté à l’automne 2006, il est revenu en force dans la négociation au début de 2007.
Les analystes décrivent les sorties verbales du fils comme autant de « tests » des limites de l’acceptable par le père. Jusqu’à présent, aucune « ligne rouge » n’a été franchie, estime Moncef Djaziri, d’autant que la montée en puissance de « Saïf » donne du crédit au projet de succession dynastique du « Guide » libyen tout en répondant aux aspirations au changement de la population. « En jouant la carte de l’ouverture, il crée un espace de débat politique dont il espère que certains lui seront redevables à moyen terne », analyse Roland Marchal, du Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po, à Paris.
En mettant en scène les concessions faites par les Européens, et singulièrement la France, pour obtenir la libération des infirmières, Kadhafi junior flatte aussi le nationalisme libyen. En détaillant dans Le Monde le contrat d’armement négocié entre Tripoli et Paris, au risque d’embarrasser Nicolas Sarkozy, le dauphin présumé prend aussi sans doute une discrète revanche. Dans les années 1990, la France lui avait refusé un visa pour venir étudier à Paris. Il n’a « pas oublié » cet affront qui l’avait amené à choisir l’Autriche et la langue allemande pour poursuivre, à Vienne, son cursus universitaire d' »administration des affaires ».
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