Les récentes déclarations du Père Vsevolod Chaplin, porte-parole officiel du Patriarcat de Moscou, sur la « sainteté » ou la « sacralité » de la campagne militaire de Poutine en faveur du tyran de Syrie, Bachar el Assad, ce cessent de provoquer des remous. De nombreuses tentatives d’arrondir les angles et d’atténuer la portée de tels propos n’ont pas maqué depuis une semaine. Les mises au point proviennent, pour l’essentiel, de milieux chrétiens orientaux, notamment orthodoxes, qui se sentent mal à l’aise d’autant plus qu’une telle manière de penser ne leur est pas familière. Ils ont toujours mis un point d’honneur à dire haut et fort : « Nous avons été les victimes des Croisades et n’avons jamais participé à une guerre sainte ».
Il y aurait effectivement une contradiction fondamentale entre le concept de guerre et la vision chrétienne du monde. Bénir les armes de combat, les outils qui donnent la mort, est proprement scandaleux. Bénir les hommes partant en guerre est une autre affaire. Toutes les églises ont toujours béni les troupes avant le combat. Les hommes qui vont à la mort éventuelle, pour défendre leur patrie, ont besoin d’un réconfort spirituel et moral car ils vont être amenés à commettre l’un ou l’autre homicide contre l’ennemi. On voit mal, dans ces conditions, comment l’église pourrait leur refuser cela. Il y a toujours eu des aumôniers au sein des armées et cela fait partie intégrante du devoir des institutions religieuses. Un homme qui va à la guerre ne fait pas un choix personnel. Il obéit, en principe, aux ordres d’une volonté politique qui s’impose à lui. Il ne le fait pas de son propre chef, auquel cas ce serait un criminel et un assassin.
Mais tout ceci ne signifie pas que l’église cautionne la guerre en question ou la considère comme sainte. Si on va au bout du raisonnement chrétien, on en conclut automatiquement que le concept même d’ennemi n’existe pas dans le christianisme puisque tous les hommes sont frères. Dès lors, toute guerre serait nécessairement une entreprise fratricide aux yeux de cette religion. On voit mal comment un tel acte pourrait se métamorphoser en une cause sainte ou sacrée.
Depuis Cicéron, on a beaucoup écrit sur la « guerre juste » et ses conditions. Les positions de Saint Augustin et de Saint Thomas d’Aquin sont bien connues en la matière. On pourrait résumer cette pensée, qui a tant marqué l’Occident, en disant que la guerre est certes le pire des maux mais que l’on pourrait y recourir afin d’empêcher un mal plus grand. C’est le cas de la légitime défense contre un agresseur par exemple. Formulé ainsi, l’argument rend, certes, la guerre licite mais en aucun cas morale, comme manifestation de l’idée du bien. A plus forte raison, on voit mal comment une telle entreprise pourrait dès lors relever du Sacré.
Et pourtant, l’histoire du christianisme est loin d’être celle d’un invariable angélisme car cette religion ne se résume pas uniquement à l’enseignement de Jésus de Nazareth, paradigme absolu de l’amour des hommes et de l’infinie miséricorde. Les chrétiens oublient que leur religion est aussi l’histoire d’institutions humaines qui détiennent le pouvoir de lier et de délier. C’est au nom de ce pouvoir, que l’église a souvent couvert de son autorité, voire organisé elle-même, des guerres. Souvenons-nous de l’évangélisation sanglante des Saxons par les Carolingiens, l’extermination des Pauliciens par les Byzantins, les massacres des guerres iconoclastes entre Byzantins, la Croisade contre les Cathares, la Quatrième Croisade contre d’autres chrétiens, toutes les Croisades contre les musulmans, la conquête des Amériques etc. Les chrétiens en Orient devraient méditer ce que disait St Ambroise parlant des deux manières de pécher contre l’injustice « […] l’une est de commettre un acte injuste, l’autre est de ne pas secourir la victime d’un injuste agresseur ». C’est ce jugement d’Ambroise de Milan qui doit nous servir de grille de lecture pour évaluer correctement les propos du porte-parole du patriarcat moscovite.
Le 26/07/2013, à l’occasion du 1025ème anniversaire du baptême de la Russie, Poutine déclarait à l’agence Ria Novosti : « L’adoption de la foi chrétienne a marqué un tournant décisif dans l’histoire de notre pays qui est devenu une partie intégrante de la civilisation chrétienne et une grande puissance mondiale […] L’Église orthodoxe russe a toujours été avec son peuple ». Il est vrai que les principautés russes de jadis doivent tout au Christianisme. Il est vrai aussi que la spiritualité du peuple de Russie est empreinte de douceur. Sa caractéristique principale est une sincère humilité. Le peuple russe privilégie l’image du Christ dite celle de «La Grande Humilité » au lieu du tout-puissant Pantocrator. Cette humilité populaire, paysanne, explique les centaines de milliers de martyrs authentiques durant l’époque soviétique. Quant à la haute hiérarchie ecclésiastique russe, elle manifeste plus la volonté de puissance du pouvoir politique en place. C’est pourquoi, la guerre de Poutine en Syrie ou ailleurs, ne peut que bénéficier de la faveur et de la couverture des autorités de l’église.
Une telle tradition est étrangère aux chrétientés du Levant, notamment à l’Orthodoxie antiochienne. Le 17/07/1977, l’évêque du Mont-Liban Georges Khodr écrivait dans le quotidien Al-Nahar : « Le jour où le Christ fut crucifié, ce jour-là le dieu des armées a été définitivement mis à mort ».
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- Beyrouth
Publié dans L’Orient-Le Jour le vendredi 09 octobre 2015