Pour liberation.fr, Eric Micheletti, rédacteur en chef de la revue «Raids» et expert des forces spéciales, décrypte les conditions de libération d’Ingrid Betancourt et explique les techniques de renseignement et d’infiltration.
Recueilli par Philippe Brochen
LIBERATION.FR : jeudi 3 juillet 2008
Les Farc se sont-elles fait piéger par manque de prudence ou ces libérations sont-elles surtout le fruit de l’intelligence de l’armée colombienne?
C’est une réussite des services de renseignements colombiens, c’est indéniable. Même si les Farc étaient affaiblies après le décès de Marulanda. Cela a été un coup très dur pour elles. Les Colombiens ont dû casser une grande partie des réseaux clandestin et « retourner » une partie de leurs agents. C’est superbement monté, on peut même parler de cas d’école, parce que les Farc ne sont pas facile à pénétrer. Et c’est très beau d’avoir réussi à les intoxiquer.
On peut donc imaginer qu’il ne s’agit pas d’une opération coup de poing, montée en urgence?
Non, effectivement. Ils ont dû rester à l’intérieur des zones tenues par les Farc depuis un petit moment. Ce n’est pas une opération de type forces spéciales: leurs deux hélicos sont loués à une compagnie civile.
Cette opération est-elle à mettre essentiellement au crédit des Colombiens?
Je n’ai pas de détails sur les délégués de cette organisation fictive (l’organisation humanitaire qui a servi de couverture aux forces spéciales, ndlr). Mais je crois à l’influence des services de renseignements israéliens et des «hommes ex», c’est-à-dire d’éléments pilotés en sous-mains, très présents en Colombie. Il y a aussi la patte américaine. Pas de la DEA (les services américains de lutte contre la drogue), mais bel et bien de la CIA. Vous avez vu avec quelle rapidité les otages américains ont été récupérés? Et il n’y a pas eu non plus de debrifiefing colombien pour eux après cette opération. Les ex-otages américains sont directement repartis aux Etats-Unis.
Cela veut dire que l’opération a pu être dirigée par des étrangers?
Non, je ne pense pas. Les Colombiens sont très chatouilleux sur cette question de souveraineté sur leur territoire. Mais ce qui est certain, c’est que les Colombiens ont bénéficié des satellites américains et des services de renseignements US: des écoutes, des drones et des conseils des Israéliens…
Les Farc ont toutefois pêché par naïveté dans cette affaire…
C’est le moins que l’on puisse dire. César (le surnom du chef du camp retenant Betancourt, ndlr) s’est fait complètement intoxiquer par les services colombiens, puisqu’il s’est fait capturer, ce qui prouve la faiblesse des Farc. C’est aussi la preuve qu’ils sont désorganisés. Ils ont connu beaucoup de défections ces derniers mois. A l’évidence, ces défections en série ont cassés la rebellion.
Comment opère-t-on pour infiltrer un tel groupe terroriste?
Il n’y a pas de fomule magique. Les Colombiens et leurs alliés ont réutilisé les éléments des Farc qui se sont retournés, donc en passant par des relais humains. Je pense notamment à l’Eglise, qui sert de contact entre les deux parties. Ils ont aussi pu se servir des rares ONG présentes – officieusement – dans les zones Farc. Ils ont aussi pu s’appuyer sur les pays limitrophes. Pas les Vénézuéliens, qui n’ont pas fait quoi que ce soit après les tentatives ambigües de Chavez. Mais les Brésiliens, oui. Souvenons-nous de la tentative avortée des Français, qui étaient passés par le Brésil.
Combien de temps de préparation demande une opération de cette envergure?
Dans l’absolu, ça se passe sur des années. C’est le système des agents dormants que l’on réveille pour une mission. Un jour, c’est «espion lève toi!». Ce sont de tels agents qui peuvent servir à réaliser une telle opération. Ce sont toujours des personnes présentes sur le lieu qui servent de relai, de base, de pivot. Mais ce sont des opérations de très longue haleine. Et il y a surtout beaucoup de gens qui interviennent: on peut dire des centaines de personnes. Ce n’est pas un coup monté par quelques individus. Mais cela demande évidemment un maximum de discrétion. Sinon, dans le cas présent, s’il y a des fuites, on se retrouve avec deux hélicos au tapis et tous ces fameux «délégués» capturés.
Mais cela n’a pas été le cas. C’est donc une énorme réussite…
On peut parler de cas d’école. Même si on pourra mieux juger avec du recul.
Y a-t-il des précédents comparables?
Non, c’est difficilement comparable. A Entebbe, en Ouganda (l’armée israélienne était intervenue pour libérer des otages aux mains des Palestiniens, ndlr), l’avion des agents s’était fait passer pour un avion de ligne.
La France a-t-elle déjà réalisé ce genre d’opérations?
Je ne sais pas. Récemment, non. Ou alors c’est passé inaperçu. On connaît seulement ce genre de coups quand ça capote.
Les services français sont-ils intervenus dans cette libération?
Non, je ne pense pas. C’est très pointu. Mais on peut imaginer que le gouvernement français était au courant que des opérations étaient en cours de montage.
Une participation française est donc totalement à exclure?
Ce n’est pas une zone très française. La France est plutôt présente en Afrique, pas en Amérique du Sud, ni, de manière significative, au Proche-Orient. Pour reprendre le cas de votre consoeur Florence Aubenas en Irak, si les Italiens n’avaient pas été là, elle ne serait pas forcément sortie.
On peut donc parler de coopération internationale?
Non et oui. Oui, car certains pays ont besoin de conseillers ou d’aides. On appelle cela des renseignements de type SIGINT, c’est-à-dire tout ce qui est du renseignement de type électromagnétique: écoutes, satellite… qui ne nécessite pas d’intervention humaine; il n’y a que de la machine. Dans ce cadre là, oui. Les services colombiens ont utilisé tout ce que les Etats-Unis pouvaient leur donner. De même qu’ils ont travaillé avec les services israéliens présents en Colombie.
Vous affirmez que les services secrets israéliens sont donc présents en Colombie?
Oui, comme ils sont présents dans pas mal de pays pour faire des écoutes. Et aussi pour la fourniture clé en mains de drone. Ils vendent leurs compétences et beaucoup de matériel militaire. Etre présent dans un pays est toujours intéressant. C’est à la fois politique, stratégique… et aussi économique.
Est-ce que les techniques d’infiltration sont identiques dans toutes les grandes armées?
D’une manière générale, ce mode opératoire est plus réalisé par des unités civilo-militaires, c’est-à-dire par les services secrets. On est là à des années lumière du soldat en tenue. Cela signifie qu’on s’affranchit de beaucoup de choses. Cela peut aller jusqu’à tuer. C’est ce qu’on appelle des missions homo. C’est un vieux terme qui signifie de tuer quelqu’un. Cela ne se fait plus en France depuis des lustres. Depuis la guerre d’Algérie, plus précisément. Mais pour répondre à votre question, les techniques sont identiques, même s’il existe des variantes internationales. Avec par exemple des conceptions occidentales, caucasiennes – où la vie a une valeur différente – ou proche-oriental, avec le côté kamikaze. Mais sinon, les modes opératoires sont les mêmes.
Quelle est, selon vous, l’école la plus brillante au monde dans ces techniques d’infiltration?
Sans hésitation, les services secrets anglais. Ils ont un savoir-faire qui est au-dessus. C’est une tradition dans le pays. Ils font surtout ça depuis très longtemps. Et ils le font bien. On a toujours prêté aux Israéliens des choses extraordinaires. C’est vrai, même s’ils connaissent des faiblesses depuis quelques temps.
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