L’équilibre instable du Liban a-t-il failli sombrer, durant cette semaine dominée par le face-à-face des egos de MM. Gebran Bassil et Nabih Berry ? Non ; parce que cette polémique verbale et les violences sur le terrain qui l’ont suivie n’ont pas enclenché une montée aux extrêmes.
La situation demeure gérée et contrôlée. Ces événements sont venus rappeler une vérité qu’on préfère oublier : le fait que le désordre et le chaos sont constitutifs de la cité. Comme dans La Naissance de la Tragédie de Nietzsche, la cité est mue par une tension permanente entre un pôle dionysiaque et un pôle apollinien. Le premier représente l’énergie vitale originelle faite d’exubérance, de désordre et d’une dynamique centrifuge. Quant au second, il représente la polarité rationnelle de l’ordre, de l’attirance et de la dynamique centripète du politique dont l’enjeu principal est de pouvoir métamorphoser la violence en paroles et en dialogues délibératifs, dans le cadre d’une Constitution, donnant ainsi existence à la Cité.
Les événements de ces derniers jours ont montré quelque chose qu’on s’évertue à vouloir oublier, à savoir la permanence de la guerre civile au Liban dont la vie publique ne serait plus régie par la règle du droit et de la loi mais par la seule régulation de conflits par le biais d’un compromis, toujours renouvelé, entre les différentes chefferies tribales. Ce n’est ni la bonne volonté des acteurs en cause et encore moins la recherche du bien commun qui justifient le compromis mais uniquement le souci du butin à engranger.
Dans cette mini-guerre, qui a perdu quoi ? Personne car tout le monde en sort gagnant. Il n’y a d’autre perdant que l’Etat libanais, l’Accord de Taëf, la Constitution et les institutions qui n’ont joué aucun rôle pour absorber la crise. Le gouvernement est demeuré aux abonnés absents. La guerre cessa, non par le jeu des institutions, mais suite à un simple contact téléphonique établi entre le beau-père de l’offenseur, président de la république en exercice, et l’offensé lui-même, président de la Chambre des représentants. Les auteurs du torrent d’injures contre l’offenseur et son beau-père n’ont pas été inquiétés. Le ministère public est demeuré aussi froid et silencieux que le marbre des sépulcres face à des atteintes aux biens publics et privés ainsi qu’aux offenses injurieuses proférés contre le chef de l’Etat et son gendre, ministre des Affaires Etrangères, ainsi que contre le président de la Chambre. Une telle inertie cadavérique du ministère public est surprenante dans un pays où d’humbles citoyens sont jetés en prison pour d’insignifiantes facéties sur les réseaux sociaux ; où des journalistes sont poursuivis à cause de leur liberté de parole ou condamnés à la prison ferme par une justice militaire d’exception indigne d’un Etat de droit qui se respecte.
L’offenseur, ainsi que son beau-père, sortent étrangement renforcés aux yeux de la masse chrétienne. Ce faisant, Gebran Bassil améliore sa position comme candidat aux prochaines élections présidentielles à l’horizon 2022. La masse chiite, quant à elle, a prouvé le poids de sa présence sur le terrain et sa capacité d’imposer, par la force, son hégémonie. Mais le camp sunnite a, lui aussi, tiré profit de l’orage. Appuyant le Courant Patriotique Libre de Aoun-Bassil, il peut maintenant présenter son compromis présidentiel avec ce dernier comme politiquement payant, aux yeux des Etats arabes du Golfe très susceptibles sur la question de l’antisunnisme supposé de Bassil-Aoun.
Dans cette triste affaire, plusieurs dindons de la farce restent sur le carreau. D’une part, les textes de tous les accords bilatéraux, chiito-chrétiens et interchrétiens, qui ont prouvé leur futile et inconsistant opportunisme. D’autre part on devra, dans un avenir proche, sans doute dire adieu au Liban bipartite de 1943 et des Accords de Taëf. Aujourd’hui c’est la tripartite de facto qui s’impose : Chiites-Sunnites-Chrétiens. Dans ce contexte, nul place pour la citoyenneté et encore moins pour un Etat séculier. Les prochaines élections législatives consacreront sans doute cette nouvelle donne, en dépit de l’espoir qu’elles autorisent de voir entrer au parlement quelques rares nouvelles figures.
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*Beyrouth