C’EST l’un des auteurs indiens les plus connus, les plus prolixes et, à coup sûr, le plus impertinent. 92 ans, Khushwant Singh a bon pied bon oeil, et une claire vision de ce qu’il est advenu de l’Inde depuis l’indépendance, il y a soixante ans. De son pays, classé désormais « grande puissance internationale », il n’ignore ni les forces ni les faiblesses. « En termes de développement, nous aurions pu faire beaucoup mieux, reconnaît-il. Mais c’est parce que l’Inde n’a jamais renoncé à sa sacro-sainte démocratie que tout est allé plus lentement. Aucun pays voisin de l’Inde n’est aussi démocratique qu’elle. »
Ce qu’il regrette le plus dans l’évolution récente de l’Inde ? « Le fossé entre riches et pauvres, qui ne cesse de se creuser alors même que l’économie est en plein boum, répond-il sans hésiter. Bien sûr, il y a l’émergence d’une classe moyenne qui a toutes les chances de croître et de s’enrichir. Mais les pauvres, eux, sont plus pauvres que jamais. » Bref, le gouvernement doit revoir sa copie, pour ne pas laisser les paysans à la traîne ; pour ne pas détruire l’environnement…
« Tous les lacs, les rivières sont pollués. Et puis, sikhs et hindous continuent d’utiliser beaucoup trop de bois pour les crémations, ce qui ajoute au désastre, s’indigne Khushwant Singh. Delhi, qui se veut une capitale moderne, ne compte que deux crématoriums électriques. Et encore, seule l’élite éclairée les utilise. Certaines familles très riches, et surtout très snobs, poussent l’extravagance jusqu’à exiger du bois de santal pour les bûchers funéraires. »
Jamais en retard d’une indignation, le vieil écrivain continue de rédiger une chronique hebdomadaire sur l’« air du temps » dans deux grands quotidiens. Des pamphlets, tendres et féroces à la fois. Il prépare un nouveau livre. Il en publie un par an. Ses détracteurs affirment qu’il n’y est question que de sexe et de whisky… C’est un peu court.
Humour et arrogance
« Eh oui, ma chère, on n’a pas encore inventé le préservatif pour la plume et, de ce côté-là, ça fonctionne toujours très bien », lance-t-il d’un air grivois. Content de son bon mot, il part d’un grand éclat de rire. ہ l’entrée de son domicile, situé dans le prestigieux – bien qu’un peu décati – Sujan Singh Park, un ensemble d’immeubles de brique rouge érigé par son père dans les années 1950, un panneau en bois annonce la couleur : « Merci de ne pas sonner si vous n’êtes pas attendu. » Humour et arrogance ; pétri de bonnes manières et briseur de tabous, tel est Khushwant Singh, juriste de formation, devenu de son plein gré témoin « malicieux » – c’est le nom de ses chroniques – de l’histoire de l’Inde.
Il dénonce sans équivoque la schizophrénie de la société indienne. « L’influence de l’Occident y est évidente, surtout dans les grandes métropoles. Tout un pan de la société friquée, ici, se comporte comme aux ةtats-Unis. Les jeunes boivent, fument, dansent. Mais quand il est question de se marier, ce sont toujours des mariages arrangés. Le système des castes continue de jouer un rôle énorme. En clair, quand on parle d’un plus grand brassage entre castes dans l’Inde d’aujourd’hui, cela signifie que l’on peut avoir une aventure avec une femme d’une caste inférieure, mais que votre mère vous empêchera toujours de l’épouser. » Quant aux dalits (« intouchables »), ils restent les éternels perdants.
Né en 1915 à Hadali (aujourd’hui au Pakistan), Khushwant Singh avait 32 ans à la décolonisation. Et il raconte : « Lorsque l’indépendance est arrivée, je vivais de l’autre côté, dans ce qui est aujourd’hui le Pakistan. ہ l’époque, je m’apprêtais à rejoindre le barreau de Lahore. Quand les violences ont commencé, j’ai d’abord cru que je pourrais rester. Mais j’ai dû partir. J’ai alors espéré que je pourrais revenir, une fois l’orage passé. J’ai confié ma maison et mes six serviteurs à un ami. Certes, je suis revenu à plusieurs reprises au Pakistan, mais je n’étais plus qu’un invité dans ma propre maison. » Il poursuit, fataliste : « Il n’aurait pas pu en être autrement. Personne n’aurait pu me protéger, à l’époque, contre la majorité musulmane à Lahore. »
Sang versé et vies perdues
La partition aurait-elle pu être évitée ? « Non, répond sans ciller Khushwant Singh. En 1947, le fossé qui s’était creusé entre hindous et musulmans était devenu beaucoup trop profond. Cela avait commencé du temps de la colonisation britannique. ہ la fin, même les intellectuels musulmans en venaient à se prononcer en faveur de la création du Pakistan. Avant la partition, presque la moitié de la population était musulmane, l’élite était musulmane. Ce que l’on n’avait pas prévu, c’est que la partition serait si sanglante. »
Ce sang versé, ces millions de vies perdues, les massacres perpétrés des deux côtés de la nouvelle frontière, sur les routes, dans les trains, l’écrivain les a décrites à maintes reprises. C’est dans Train pour le Pakistan qu’elles sont relatées de la manière la plus crue.
Aujourd’hui, Khushwant Singh se bat pour la dignité des musulmans en Inde. « Depuis l’indépendance, l’Inde n’a jamais résolu son problème musulman, avance-t-il. C’est toujours»nous* et»eux*. Parmi mes amis musulmans, j’en connais qui préfèrent s’inventer un nom hindou lorsqu’ils voyagent, pour qu’on leur fiche la paix. » En 2003, un an après les sanglantes émeutes au Gujarat, qui ont fait 2 000 morts, essentiellement des musulmans, l’écrivain publiait un sulfureux ouvrage intitulé The End of India, « la fin de l’Inde ». Il confiait alors au Figaro : « C’est très simple : aujourd’hui, les musulmans indiens sont les juifs de l’Allemagne des années 1930. Certes, on assiste à un durcissement des intégrismes dans le monde entier et dans toutes les communautés. Ici, ce sont les hindous qui prennent le dessus. »
L’écrivain, lui-même de religion sikhe (2 % de la population), a troqué le turban contre le bonnet de laine. « Je m’insurge contre la fin de l’Inde séculaire, cette Inde que j’aime et dans laquelle je me reconnais », dit-il. Ajoutant : « J’aurais préféré la laïcité au sécularisme. C’est Gandhi qui a insisté pour que l’Inde adopte le sécularisme. Il pensait que toutes les communautés religieuses pouvaient coexister en paix dans ce pays. »
le Figaro