Iskandar Safa, un magnat très discret

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Le 30 septembre 2013, à Cherbourg (Manche). Iskandar Safa se tient derrière le président mozambicain, Armando Guebuza, et François Hollande. 

 

François Krug

Entre ses activités de marchand d’armes et son investissement dans le magazine ultraconservateur « Valeurs actuelles », le parcours de ce milliardaire franco-libanais ne manque pas d’intriguer

 

Le 24 juillet, vers midi, un jet privé se pose sur l’aéroport de Cherbourg (Manche). Le chef d’état-major de la marine saoudienne descend le premier. Puis la longue silhouette d’Iskandar Safa apparaît. Ce doit être un grand jour pour que cet homme d’affaires franco-libanais de 64 ans ait renoncé à son jean et à son polo, et même noué une cravate. Un van aux vitres fumées doit les conduire aux Constructions mécaniques de Normandie (CMN), un chantier naval dont Safa est le propriétaire depuis 1992. Le moment est venu pour lui de célébrer avec les Saoudiens une commande à 600 millions d’euros. Le chef d’état-major vient prendre livraison de deux HSI 32, des intercepteurs de 32 mètres capables d’atteindre les 88 km/h. Au total, son pays en a commandé trente-neuf à Safa.

En temps normal, présidents et ministres se félicitent de tels contrats devant les caméras. Pas cette fois. Aucun n’est venu, et les journalistes ne sont pas admis. Même Sonia Krimi, députée (LRM) de Cherbourg et vice-présidente du groupe d’amitié France-Arabie saoudite à l’Assemblée nationale, n’a pas été conviée : « On m’a expliqué après que les Saoudiens ne voulaient pas, à cause de ma position sur la guerre au Yemen. » Selon les ONG, les civils yéménites sont les premières victimes de l’intervention saoudienne. Des matériels français seraient utilisés dans ces opérations, dont une corvette lance-missiles fabriquée aux CMN.

Iskandar Safa est habitué aux polémiques, lui qui a gagné son passeport français en négociant la libération des otages français au Liban, en 1988. La justice l’a soupçonné, sans pouvoir le prouver, d’avoir géré le versement d’une rançon et d’en avoir reversé une partie à l’ancien ministre de l’intérieur Charles Pasqua. Ces derniers mois, une autre offensive est venue des Etats-Unis : la justice américaine a accusé son groupe, Privinvest, d’avoir détourné 200 millions de dollars (179 millions d’euros) au Mozambique, partis en pots-de-vin et surfacturations. Privinvest a gagné le procès. Et puis il y a également ses activités dans la presse, en tant que propriétaire de l’hebdomadaire Valeurs actuelles, porte-voix de l’extrême droite. Sur ce front-là aussi, il lui arrive d’être attaqué.

Etonnant personnage… L’origine exacte de sa fortune, évaluée à 1,1 milliard d’euros par le magazine économique Challenges, demeure un mystère. En dehors des CMN, il possède des chantiers en Allemagne, en Grèce ou à Abou Dhabi, où il s’est associé avec un cheikh et domicilie une partie de son groupe. D’où sa vie de voyages et d’affaires, partagée entre Beyrouth, Londres et Mandelieu-la-Napoule, dans la baie de Cannes. Des proches racontent avoir admiré chez lui aussi bien des trésors antiques que du Miro, mais assurent qu’il n’a rien d’un flambeur et admirent ses séances de sport intensives. « C’est un esthète et un ascète », résume son ami Charles Villeneuve, ex-présentateur de l’émission « Le Droit de savoir », sur TF1.

Scandale au Mozambique

« On dit que je suis mystérieux, mais je ne sais pas d’où ça vient », fait mine de s’étonner Safa. Le marchand d’armes nous reçoit dans un pied-à-terre austère, un bureau en rez-de-chaussée, près des Champs-Elysées. Derrière son affabilité pointe vite le souci d’éviter tout faux pas. L’influente conseillère en communication Anne Méaux est là. Au préalable, il a insisté pour qu’on rencontre son avocate, Me Jacqueline Laffont, chargée des questions gênantes.

« Sandy », comme le surnommait sa mère au Liban, est né dans cette haute bourgeoisie chrétienne où l’on parle arabe, français et anglais. Il a 20 ans quand la guerre civile éclate. Charles Villeneuve raconte l’avoir rencontré en 1976, en couvrant pour Europe 1 l’attaque d’un camp de réfugiés palestiniens par des milices chrétiennes. Le jeune homme combattait dans l’une d’elles, les Gardiens des Cèdres. Safa affirme pour sa part que leur rencontre a eu lieu plus tard et à Paris. Discret sur son passé, il préfère commencer son récit par son départ aux Etats-Unis en 1978, pour un début de carrière comme ingénieur en génie civil, suivi d’études à l’Insead, la pépinière d’hommes d’affaires de Fontainebleau. La suite, c’est le business, et pas mal de mystères.

Sur l’une des rares photos dont dispose la presse, Safa a en main un morceau de tôle d’un futur navire. A côté, deux chefs d’Etat se congratulent. Nous sommes le 30 septembre 2013, à Cherbourg. François Hollande et Armando Guebuza, le président mozambicain à l’époque, fêtent un contrat de 200 millions d’euros, pour six patrouilleurs et vingt-quatre chalutiers. Ce n’est qu’un volet d’une énorme commande passée à Privinvest. Le Mozambique veut protéger ses côtes, développer des installations pétrolières, exploiter ses réserves de poisson.

Trois ans plus tard, le FMI s’étonne de voir l’endettement du pays s’emballer. Le scandale des « dettes cachées » éclate. Deux milliards de dollars ont été empruntés auprès de Credit Suisse et d’une banque russe. Le montage prévoyait un remboursement rapide grâce au pétrole et au poisson. Sauf qu’un audit décrit des bateaux inutilisables, faute d’armement, ou restés à quai, faute de marins formés pour les manœuvrer. La justice mozambicaine dresse la liste des propriétés et voitures de luxe achetées par des proches de l’ex-président.

Un procureur new-yorkais s’empare de l’affaire, au motif que des investisseurs américains auraient été lésés. Le 2 janvier, Jean Boustani, un homme de confiance de Safa, est placé en détention provisoire à New York. Son procès s’ouvre en octobre. Devant les jurés, il raconte posément comment on décroche des contrats. Safa lui ayant conseillé d’approcher le président, il s’est lié à son fils, lequel l’a invité à l’anniversaire de son père. Il explique que les pots-de-vin supposés n’étaient que des rémunérations légales. Le 2 décembre, le jury l’a acquitté. « Mon groupe n’a jamais fait de corruption, assure aujourd’hui Safa. C’est comme l’histoire de cette rançon qui n’a jamais existé. » Pour sauver sa réputation dans cette affaire, il a déployé beaucoup d’énergie et déboursé pas mal d’argent. Selon le registre des lobbyistes accrédités au Congrès, il s’est attaché les services du cabinet BGR pour 300 000 dollars. A l’audience, un témoin clé de la défense, un amiral américain retraité, a précisé avoir reçu 60 000 dollars pour une étude vantant la qualité des bateaux vendus.

Dans un tel contexte, les polémiques qui éclatent de temps à autre à son sujet à Mandelieu-la-Napoule ne l’atteignent guère. Pourquoi Mandelieu ? Il se trouve que Charles Villeneuve, de son vrai nom Leroy, a un frère, et que celui-ci, Henri Leroy, maire de la commune, cherche en 2002 un acheteur pour un domaine de 1 300 hectares. « Comme ils ne portent pas le même nom, j’ai découvert qu’ils étaient frères après avoir signé », affirme Safa. Depuis, l’homme d’affaires se sent chez lui à Mandelieu. Il exploite déjà un hôtel, un restaurant étoilé, un golf, un centre d’équitation, mais rêve de construire des villas de luxe. La partie du domaine concernée est inconstructible car menacée par les incendies. En 2014, le conseil municipal a voté la construction d’une zone pare-feu en bordure des terrains. L’opposition y a vu un préalable à la révision du plan local d’urbanisme (PLU) voulue par Safa, et un échange de bons procédés. A ce jour, le PLU n’a pas été modifié.

Depuis son arrivée, Safa a offert des gyropodes aux policiers municipaux, versé 600 000 euros à un club de basket et donné 1 million pour la construction d’une église. Puisqu’il possède une carrière de marbre dans l’Hérault, à 400 km de là, Mandelieu a désormais sa Biennale de sculpture sur marbre. Comme Privinvest soutient l’innovation, une de ses filiales a investi dans une start-up créée, ainsi que l’ont révélé Mediapart et France 2, par le père, la mère et un proche du maire actuel, Sébastien Leroy, neveu de Charles et Henri.

« Fausses » unes de « Valeurs actuelles »

Villeneuve se targue d’avoir convaincu Safa d’investir dans les médias au début des années 2010. Cette année-là, « Sandy » le charge alors, avec Etienne Mougeotte, un autre vétéran d’Europe 1 et de TF1, de lui bâtir un groupe de presse. En 2015, ils reprennent Valeurs actuelles. A en croire les comptes de la holding montée pour l’occasion, Safa débourse 9,2 millions d’euros. Il nous promet qu’il ne cherchait qu’à diversifier ses activités et qu’il aurait aussi bien pu acquérir un journal de gauche : « C’est ce qu’on nous a proposé à ce moment-là. On a regardé les comptes de résultat, on n’a pas audité la ligne éditoriale. » Depuis, il a notamment acquis Mieux vivre votre argent et perdu son duel avec Xavier Niel (actionnaire du Monde à titre individuel) pour le contrôle de Nice-Matin.

« Valeurs actuelles, ce n’est pas sa culture d’origine, mais ce qui compte pour lui, c’est ce que pense le lecteur », estime Geoffroy Lejeune, le directeur de la rédaction. « La politique ne m’intéresse pas », confirme Safa. C’est peut-être pour cette raison que l’extrême droite ne l’effraie pas. Des proches de Marion Maréchal confirment une visite à Mandelieu en 2015, quand elle était candidate à la présidence de la région PACA (Mme Maréchal n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde). Plus récemment, M. Safa a rencontré les fondateurs de l’association les Eveilleurs d’espérance, militants néoconservateurs, pour étudier des projets communs. En avril, ils ont organisé, pour Valeurs actuelles, une soirée de débats payante, avec Eric Zemmour et Michel Houellebecq. Safa y a vu une piste pour diversifier les revenus du journal.

S’il assure ne pas intervenir sur le contenu – « Ce n’est pas mon métier, je ne peux pas apporter de valeur ajoutée » –, il arrive que son hebdomadaire partage ses centres d’intérêt. Ainsi, en août 2017, Valeurs actuelles se passionne soudain pour l’Angola, consacrant trois pages et un coin de sa couverture à une interview de Joao Lourenço, alors ministre de la défense et successeur désigné de l’autocrate Dos Santos. A l’époque, Boustani, l’homme de Privinvest en Afrique, négocie avec lui un contrat de 495 millions d’euros. « J’ai demandé à Valeurs actuelles si ça les intéressait de faire quelque chose sur l’Afrique », élude Safa. Les lecteurs ne sauront rien du contrat en négociation.

Une fois au pouvoir, Lourenço envisage une visite en France. Valeurs actuelles doit célébrer l’événement. En janvier 2018, Etienne Mougeotte et un rédacteur en chef rencontrent Boustani à Zurich. Il est décidé d’envoyer deux journalistes à Luanda. Boustani les y attend et organise un entretien exclusif avec le nouveau président. Fin mai 2018, quand ce dernier débarque à Paris, Valeurs actuelles consacre trois pages à « Joao Lourenço, l’espoir angolais ». Cette fois, il a même droit à l’intégralité de la couverture, ce qui, bien sûr, réjouit le gouvernement angolais. Sauf qu’il y a une petite astuce… Selon des sources internes, autour de 200 exemplaires ont été tirés à part, et des affiches de la « fausse » couverture placées sur le trajet de la délégation à Paris. Les quelque 120 000 autres exemplaires affichent une couverture sur les banlieues, sans un mot sur l’Angola. Le procédé avait été testé en 2017 lors d’une visite de Michel Aoun, président du Liban, autre client de Privinvest.

Pour l’équipe de son journal aussi, Safa reste une énigme. Comme ce soir d’octobre 2016, où Valeurs fêtait son cinquantième anniversaire aux Invalides. Parmi les invités, Marine Le Pen, Marion Maréchal, Eric Zemmour, Patrick Buisson, ou encore Philippe de Villiers. « Deux heures avant, on ne savait toujours pas s’il viendrait, on a dû insister », se souvient un organisateur. Safa n’aime décidément pas se montrer. Ce jour-là, il s’était fait violence. Il avait enfilé un blazer mais ne s’était pas éternisé, pressé de retrouver son jean, son polo et ses bateaux de guerre. Geoffroy Lejeune s’en amuse : « Il a un côté Largo Winch, c’est un aventurier. »

Le Monde

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