Embarrassé par la faille sécuritaire, Téhéran a livré un luxe de détails sur sa liquidation par l’ennemi israélien.
Mohsen Fakhrizadeh fait partie de ces précieux hommes de l’ombre que la mort finit par révéler à la postérité. «Si nos ennemis n’avaient pas commis ce crime ignoble et versé le sang de notre cher martyr, il aurait pu rester inconnu», a déclaré le ministre de la Défense, Amir Hatami, incapable de contenir ses larmes près de la dépouille du physicien, lors d’une cérémonie lundi au ministère de la Défense à Téhéran. Mais aujourd’hui, il «est révélé au monde entier», a ajouté le haut responsable iranien, dont Fakhrizadeh – on l’apprit à ses funérailles – était son adjoint avec rang de vice-ministre.
Contrairement à l’autre «grand martyr» – le général Qassem Solaimani qui dirigeait le bras armé de l’Iran hors de ses frontières, assassiné en janvier par les États-Unis en Irak – l’éminent physicien nucléaire de 59 ans, bedonnant et à l’épaisse barbe poivre et sel, n’était connu que de ceux qui l’ont tué vendredi sur une route près de Téhéran, et derrière eux les agents israéliens du Mossad, ainsi que des services de renseignements occidentaux et des spécialistes de l’Iran.
Pour ses funérailles, celui qui se battit aux premières heures de la République islamique contre le voisin irakien eut droit à des obsèques réservées aux «héros» du régime ; même si, Covid oblige, les dignitaires étaient peu nombreux.
Après un passage par les villes saintes chiites de Qom et de Machhad, la dépouille a été portée en terre à Imamzadeh-Saleh, sanctuaire de Téhéran où reposent deux autres scientifiques assassinés en 2010 et 2011, des meurtres également attribués à Israël. Pour lui ciseler une légende à la hauteur des services rendus à la nation, l’Iran a très exceptionnellement livré un luxe de détails sur sa liquidation par l’ennemi juré israélien. Quitte à introduire une dose de confusion, destinée probablement à brouiller les pistes pour faire taire les Iraniens qui s’interrogent sur cette lourde faille sécuritaire.
Le pays a fait face à une «opération complexe» avec «un style et une méthode complètement nouveaux», a affirmé l’amiral Ali Shamkhani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, l’instance qui décide des grandes options sécuritaires du régime.
«L’Iran avait mis plusieurs semaines avant de reconnaître le sabotage cet été de son installation nucléaire de Natanz par les Israéliens, rappelle le chercheur et spécialiste de l’Iran, Clément Therme. Cette fois, s’ils livrent des détails, c’est parce qu’ils ne peuvent pas cacher l’ampleur de la faille sécuritaire. Il faut aussi rassurer la communauté scientifique qui a peur des infiltrations, et les radicaux qui sont aux commandes de l’appareil sécuritaire doivent enfin montrer aux Iraniens la sophistication de cette attaque.»
Une mitrailleuse télécommandée
Une attaque menée à l’aide d’une «mitrailleuse automatique télécommandée» et montée sur un pick-up Nissan, affirme, sans citer de sources, l’agence de presse Fars, proche des gardiens de la révolution, en charge de la protection du régime. Citant une «source informée», Press TV, chaîne d’information en anglais de la télévision d’État, rapporte de son côté que des armes récupérées sur les lieux de l’assassinat avaient été «fabriquées en Israël».
Dans des interviews à des médias locaux, l’amiral Shamkhani, parle également «d’un recours à du matériel électronique», et accuse les Moudjahidins du peuple, un groupe d’opposition en exil, qui «ont forcément dû être impliqués», mais «l’élément criminel dans tout cela est le régime sioniste et le Mossad», a-t-il insisté.
«Ce scénario du pick-up télécommandé à distance valide une intervention directe d’un service occidental», confie une source sécuritaire française, qui ne croit guère au premier scénario, apparu quelques heures seulement après l’assassinat: celui d’un commando de 12 snipers, ponctué d’une fusillade contre la voiture du savant et de son épouse, à ses côtés, qui allaient passer le week-end dans leur maison d’une banlieue de Téhéran. Un récit nourri par un documentaliste proche des gardiens de la révolution, qui décrédibilisait l’appareil sécuritaire iranien. Qu’on en juge!
Un Nissan bourré d’explosifs, garé à un rond-point explose, provoquant une coupure d’électricité dans le voisinage. Des tireurs sortent alors d’un véhicule 4 × 4 Hyundai Santa Fe, assistés par d’autres sur des motos. Tandis que blessé par au moins trois balles, Mohsen Fakhrizadeh sort de sa voiture puis tombe au sol ensanglanté, les douze membres du commando repartent, eux, sains et saufs. Le savant succombera à ses blessures peu après son arrivée à l’hôpital le plus proche, privé d’électricité, selon le récit du documentaliste proche des gardiens de la révolution. «C’était un vrai film de Hollywood», écrira-t-il peu après, sur son compte Twitter.
«Pour le matériel évoqué par Shamkhani, décrypte la source sécuritaire française, on peut supposer qu’il s’agit de pièces non détruites dans l’explosion du véhicule utilisé, peut-être des éléments d’un dispositif de communication satellitaire ou nécessaire à l’utilisation de l’arme télé-opérée. Les Iraniens ont-ils des arguments très convaincants et s’apprêtent-ils à les rendre publics? À défaut, c’est un récit destiné à répondre à des contraintes de politique intérieure.» Quitte à nourrir les interrogations: que sont devenus les gardes du corps du scientifique, par exemple?
À six mois de l’élection présidentielle, cet assassinat pourrait, en effet, alimenter la lutte entre factions rivales au sein du pouvoir. Les radicaux, en charge de la sécurité et qui dominent la scène politique, se retrouvent en position d’accusés. Ne pas répondre, c’est souligner leur faiblesse face aux ennemis extérieurs.
Mais, au-delà des conjectures, une autre inconnue complique l’équation, selon le chercheur Clément Therme: «Cette liquidation est-elle la première d’une série fomentée par Israël qui veut provoquer une riposte iranienne d’ici au départ de Donald Trump ou est-ce, au contraire, la fin d’une série d’attaques?» Réponse d’ici au 20 janvier.