La livre syrienne a plongé début juin, passant le seuil de 3 000 pour 1 dollar sur le marché noir, et les nouvelles sanctions pourraient aggraver la situation
BEYROUTH – correspondance
Je suis dans le brouillard, incapable d’entrevoir une issue. Tout va de mal en pis : la flambée du dollar, le confinement qui a ralenti l’activité… », souffle au téléphone un Syrien engagé dans l’action humanitaire à Alep. L’appauvrissement sans fin de la population, l’inquiétude de perdre son travail, la fermeture de la frontière avec le Liban à la suite de l’épidémie de Covid-19… tout est source d’inquiétude. « Nos financements passaient par le Liban, qui est la soupape de la Syrie : si elle s’est grippée, on se retrouve asphyxiés, rappelle-t-il. Depuis la crise financière de l’automne dernier à Beyrouth, c’est la dégringolade. »
Les économies des deux pays sont intimement liées, de longue date. L’activité libanaise a lourdement pâti de la guerre en Syrie, son corridor régional. De son côté, Beyrouth a été le « principal moteur du secteur privé syrien » durant les hostilités, souligne l’économiste Samir Aita. Jusqu’à l’automne 2019, une grande partie des importations étaient réglées à travers les comptes syriens dans les banques libanaises, et le marché local permettait aux entrepreneurs de s’approvisionner en dollars. Une situation gelée, à la suite du blocage des dépôts en devises, des limitations des importations et de la pénurie de billets verts.
« La crise libanaise n’est pas résorbable à court terme, et les pressions politiques s’accentuent sur le Liban et la Syrie : on va vers l’inconnu pour ces deux pays, vers un effondrement des sociétés », s’inquiète Samir Aita. En Syrie, l’économie a été durement affectée par la guerre : les infrastructures ont été bombardées par les forces prorégime, les usines pillées par les rebelles ou les miliciens loyalistes, et l’exploitation des ressources compliquée par la fragmentation du territoire. Dans ce paysage de décombres restent l’agriculture – même si la production a chuté – et la survie de certains industriels.
L’impact de la crise financière à Beyrouth se mesure dans la chute de la livre syrienne depuis l’hiver : « De façon exceptionnelle pour un pays en guerre, l’Etat était parvenu à maintenir le taux de change relativement stable entre mi-2016 et mi-2019. On voit une même tendance dans le décrochage des monnaies libanaise et syrienne, car les deux pays s’alimentaient en dollars essentiellement sur le même marché », souligne M. Aita.
A Damas, la livre syrienne a plongé début juin, pour franchir le seuil de 3 000 pour 1 dollar sur le marché noir. Le règlement de comptes au sommet du régime, entre Bachar Al-Assad et son cousin Rami Makhlouf, pèse aussi sur la confiance. « La chute vertigineuse de la livre a créé des scènes de panique à Damas. De nombreux magasins ont fermé. Je venais d’augmenter mes employés, je les ai prévenus : je ne pourrai pas suivre le dollar. La machine va trop vite », rapporte un entrepreneur de la capitale qui, comme les autres Syriens dans le pays ou faisant la navette vers Beyrouth contactés par Le Monde, souhaite témoigner sous le couvert de l’anonymat.
« Le seuil est revenu autour de 2 300, mais même à ce niveau, il est très difficile de couvrir les besoins du quotidien, vu les salaires et l’inflation, explique l’humanitaire d’Alep. Les envois de fonds des Syriens de l’étranger sont aussi affectés. On ressent beaucoup de désespoir, de lassitude : les gens survivent, mais la page de la guerre ne se tourne pas. Les Syriens sont devenus dépendants de l’aide : c’est une catastrophe sociale. » De récentes scènes de pénurie dans les pharmacies sont rapportées.
« Vol institutionnalisé »
Dans un pays où plus de 80 % de la population vit depuis plusieurs années sous le seuil de pauvreté, les privations n’ont rien de nouveau. « Mais elles s’aggravent. Chez nous, on n’achète plus de viande, renchérit un jeune d’Alep. On voit des personnes faire les poubelles pour trouver de la nourriture. » C’est aussi une Syrie toujours plus à deux vitesses qui se met en place : « A Damas, de petits mendiants prennent d’assaut les voitures. Et de l’autre côté, les restaurants fonctionnent, tout comme les hôtels de luxe : c’est le lieu de rassemblement des parvenus de la guerre qui, auparavant, se rendaient au Liban », détaille l’homme d’affaires de Damas.
Autour de 2017-2018, l’espoir était grand dans les régions sous contrôle loyaliste que l’activité reprenne, au fur et à mesure que les combats diminuaient. « Mais c’est tout le contraire qui s’est produit, note la même source. La reprise des zones rebelles s’est accompagnée d’un assèchement des dollars : les fonds envoyés par les parrains des insurgés étaient réinjectés sur le marché local, ils ont disparu. » Selon divers interlocuteurs, des devises parviennent par la contrebande depuis le territoire insurgé d’Idlib, ou le Nord-Est syrien, dominé par les forces kurdes, mais en moindre quantité.
La relance n’a pas eu lieu : soutiens du régime, la Russie et l’Iran se sont arrogés des pans de l’économie syrienne, mais n’ont pas de ressources pour la reconstruction. Quant aux bailleurs de fonds occidentaux ou du Golfe, ils refusent de financer sans conditions un régime accusé de crimes contre l’humanité. Ce dernier n’a fait aucune concession. Le bras de fer reste entier.
L’essentiel des ressources en pétrole reste sous le contrôle des forces kurdes soutenues par les Américains. Mais le pouvoir fait, ponctuellement, rentrer de l’argent dans les caisses, en présentant l’addition aux profiteurs de guerre devenus encombrants.
En 2019, le secteur privé a de son côté été soumis à une hausse des taxes. « Aujourd’hui, on reçoit régulièrement des visites des services de sécurité, qui vérifient s’il n’y a pas un impayé remontant à une quinzaine d’années, ironise l’entrepreneur de Damas. Ils viennent prélever leur part. De même, le racket se poursuit aux barrages sur les cargaisons qui traversent le pays. »
« A la télévision, on nous rabâche que notre situation est causée par les sanctions occidentales. Mais personne n’est dupe : elles sont évidemment à blâmer, mais la corruption, le vol institutionnalisé et l’incapacité du gouvernement à stabiliser la situation sont aussi critiquables », note l’humanitaire d’Alep.
De chaque côté de la frontière, au Liban ou en Syrie, l’entrée en vigueur de la loi César, mercredi 17 juin, suscite inquiétude et attentisme. Toute personne, entreprise ou Etat apportant un soutien au régime est menacé de sanctions américaines. « L’impact sur le Liban va peser sur la situation syrienne. Les nouvelles sanctions risquent de créer encore plus de difficultés pour travailler », explique un autre homme d’affaires syrien.
Comme d’autres, il ne croit pas à un effondrement du régime, pas dans l’immédiat en tout cas. « Le risque est que la Syrie revienne à ce qu’elle était dans les années 1980 [sous Hafez Al-Assad] : un pays fermé, isolé, s’appuyant sur sa production agricole, et sur des produits de piètre qualité sur le marché. Les services de sécurité vont encore plus réprimer, et la contrebande va permettre aux caciques du régime de poursuivre leurs affaires. Mais on va vers une mort lente du secteur privé. Et pour la population, vers encore plus de privations. »