La loi César, pression maximale sur Assad

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BEYROUTH – correspondant

Six mois après l’adoption de la loi César par le Congrès américain, ce nouvel arsenal de sanctions dirigées contre le pouvoir syrien, d’une dureté et d’une ampleur sans précédent, entre en application. Les autorités américaines sont censées publier, mercredi 17 juin, une première liste d’individus et d’entités tombant sous le coup de cette législation, qui s’apparente à la stratégie de « pression maximale » édictée par Washington pour mettre à genoux la République islamique d’Iran.

 

Ce texte est baptisé en l’honneur d’un photographe de la police militaire syrienne, désigné sous le nom de code « César », qui avait fait défection en 2013, emportant avec lui un lot de 55 000 clichés. Des photos prises dans les geôles du régime syrien, montrant des cadavres de prisonniers, la peau sur les os et le corps couvert de traces de supplices : la preuve de la barbarie routinière du régime syrien. Depuis leur publication certaines de ces images ont parlé et des dizaines de familles syriennes y ont reconnu un père, un fils ou une fille, disparus depuis des années.

Cette nouvelle loi vient s’ajouter au volumineux corpus de sanctions anti-Damas, inauguré en 1979, à l’époque de Hafez Al-Assad, le père de l’actuel président, Bachar Al-Assad, et musclé à partir de 2011, en réponse à la répression du soulèvement contre le régime baassiste. Selon un décompte du Monde, quatre cent dix personnalités syriennes – des dirigeants politiques, des responsables sécuritaires et des hommes d’affaires – et cent onze entreprises, banques et organes étatiques syriens ont été jusque-là placés sur la liste noire des Etats-Unis, en plus de secteurs économiques entiers, comme le pétrole. Cette désignation entraîne un gel des avoirs, une impossibilité d’accès au système bancaire international et une interdiction d’entrée sur le territoire américain.

« Attaques meurtrières »

La particularité du Caesar Syria Civilian Protection Act par rapport à ces précédents textes réside dans le fait qu’il ne vise pas seulement des Syriens. Toute personne ou entité, de quelque nationalité qu’elle soit, qui « apporte un soutien significatif au gouvernement syrien, financier, matériel ou technologique, ou qui conduit des transactions significatives avec celui-ci » s’expose désormais à être pénalisée par le gouvernement américain, comme c’est le cas avec les entreprises étrangères commerçant avec l’Iran.

Cette menace de sanctions, dites secondaires ou extraterritoriales, s’applique notamment aux secteurs du pétrole, de l’aéronautique militaire, des finances et de la construction. La législation oblige l’administration américaine à « déterminer si la banque centrale de Syrie se livre au blanchiment d’argent et, dans l’affirmative, à infliger des sanctions à l’institution ». Plus classiquement, la loi appelle aussi à durcir les sanctions contre les « responsables ou complices » d’atteintes aux droits de l’homme en Syrie et à soutenir la collecte de preuves de ces crimes.

Officiellement, il s’agit de « forcer le gouvernement de Bachar Al-Assad à cesser ses attaques meurtrières contre le peuple syrien et à soutenir une transition vers un gouvernement qui respecte l’Etat de droit, les droits de l’homme et la coexistence pacifique avec ses voisins », une allusion à Israël.

« César a dédié sa vie à la recherche de la justice pour ceux qui ont souffert sous le régime Assad. Cette nouvelle loi nous rapproche de cet objectif », avait déclaré en décembre Mike Pompeo, le chef de la diplomatie américaine, en référence au mystérieux photographe légiste, qui a déposé à plusieurs reprises devant le Congrès, de dos et soigneusement capuchonné, pour ne pas être identifié.

Les dirigeants de Damas ont réagi en dénonçant, sans surprise, une forme de « terrorisme économique ». Inversement, les associations syro-américaines, qui ont fait pression sur les membres du Congrès, pendant trois ans et demi, pour que ces sanctions soient votées, se réjouissent de leur entrée en vigueur, de même que la Coalition nationale syrienne, la formation politique anti-Assad qui a les faveurs des capitales occidentales.

« La loi César cible exclusivement les intérêts du régime, ses agences de sécurité, ses hauts responsables et les pays, les individus et les institutions qui le soutiennent, prétend son président, Anas Al-Abdeh. Elle ne cible pas les civils, mais les protège plutôt, car l’alimentaire, l’humanitaire et le médical ne sont pas concernés. »

Les concepteurs du texte ont prévu effectivement des exemptions pour tout ce qui a trait à l’aide aux populations. Mais pour de nombreux spécialistes du conflit syrien, et même quelques opposants qui osent rompre tout haut avec leur famille de pensée, cette clause est loin d’être suffisante. Ils redoutent que les formulations particulièrement vagues et extensives du texte n’aboutissent à placer la Syrie sous un blocus économique de fait, dont les civils seront les premières victimes.

« Il y a plusieurs tendances au sein de l’administration américaine sur ce sujet, expose Sinan Hatahet, un analyste proche de l’opposition syrienne. Certains, comme James Jeffrey [le représentant spécial des Etats-Unis pour la Syrie] veulent faire plier Damas à tout prix, d’autres sont moins radicaux. Si la loi est appliquée à la lettre, cela équivaudra à l’imposition d’un embargo contre la Syrie. Et comme toujours, c’est l’homme de la rue qui sera le plus affecté, car les affairistes propouvoir trouveront toujours le moyen de se jouer de ces mesures. »

Dans une telle situation, renchérit l’économiste syrien Samir Aita, « ce n’est pas le régime qui s’effondrera, c’est la société. Regardons l’exemple de l’Iran ou du Venezuela. Une population qui a faim ne fait pas une révolution, elle ne peut pas produire quelque chose d’organisé. Accroître la pression sur le pays, c’est prendre le risque du chaos total. »

La Russie et l’Iran, les deux principaux alliés de Damas, qui leur a offert des pans entiers de son économie, comme le secteur des phosphates ou le port de Lattaquié, en échange de leur soutien militaire et diplomatique, sont peu susceptibles d’être gênés par la loi César. Ces deux pays, qui sont déjà sous sanctions américaines, ont appris à les contourner. L’un de leurs stratagèmes consiste à positionner sur les marchés syriens des entreprises fantômes, faux nez de groupes plus importants, ou bien des firmes de troisième rang, qui se moquent d’être mis à l’index par Washington.

« D’une pierre deux coups »

Les Etats les plus embarrassés par la loi César sont le Liban, les Emirats arabes unis (EAU) et l’Egypte, qui entretiennent tous des relations économiques avec la Syrie. Le premier, en pleine crise monétaire, est implicitement visé par l’escalade économique américaine. Washington se défie du gouvernement en place à Beyrouth du fait du soutien que lui apporte le Hezbollah, le mouvement chiite pro-iranien, engagé militairement en Syrie, au côté des forces loyalistes.

« Trump veut faire d’une pierre deux coups, prévient un diplomate européen, qui fait la navette entre le Liban et la Syrie. La loi César va affecter deux pays qui sont déjà au bord du précipice. » Abou Dhabi et Le Caire, qui sont favorables à un retour de la Syrie au sein de la Ligue arabe et qui ont commencé à réinvestir dans ce pays, en prévision de sa reconstruction, risquent aussi de devoir faire marche arrière. « Le texte américain va suspendre le mouvement de normalisation des pays arabes avec Damas », prédit la même source.

Les effets de la loi ont d’ailleurs commencé à se faire sentir. La peur du « gendarme » américain incite un nombre croissant d’opérateurs économiques étrangers à prendre leurs distances avec le marché syrien, quand bien même leur partenaire n’est pas « listé » par les Etats-Unis. La tendance à la surconformité (« over-compliance »), déjà observée avec les précédentes mesures américaines ainsi que les sanctions européennes, est en train de s’intensifier, notamment dans le secteur financier.

« Les banques du Golfe, les rares qui nous accueillaient encore, sont sous la pression des banques occidentales, avec lesquelles elles collaborent, pour abandonner leurs clients syriens, témoigne un entrepreneur de Lattaquié, actif dans l’agroalimentaire. Un de mes fournisseurs japonais m’a annoncé au début de l’année qu’il préférait arrêter de commercer avec moi, de crainte de se retrouver sous sanctions. On pensait qu’on avait vu le pire après ces neuf années de guerre. Mais non, la situation empire encore. »

L’inquiétude est d’autant plus grande que la loi américaine a une durée de vie d’au moins cinq ans. En théorie, le président Trump peut suspendre ses dispositions, si le pouvoir syrien satisfait à une liste de sept critères. Mais certaines de ces exigences sont tellement irréalistes, comme la mise en procès des responsables de crimes de guerre – ce qui supposerait que le régime se juge lui-même –, qu’il est vain d’imaginer que la loi César puisse être révoquée avant 2025.

LE MONDE

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