Fraternité et ordre politique

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Texte de mon allocution au Congrès d’Abu-Dhabi commémorant le 5ème anniversaire de la Déclaration sur la Fraternité. (Prononcée le 06/02/2024). Publié par l’OLJ

 

Cinq ans se sont déjà écoulés depuis le 4 février 2019, quand le pape François et cheikh Ahmed Al Tayeb, le grand imam d’Al Azhar, ont signé ensemble à Abu Dhabi le Document sur la fraternité humaine, pour la paix mondiale et la coexistence commune. Cinq ans après, face à la guerre en Ukraine et devant les horreurs inhumaines de Gaza, on peut se demander quel a pu être l’impact d’une telle déclaration. Réaffirmer la fraternité humaine n’a pas pour but d’éliminer le mal fratricide inscrit dans l’homme. En 2019, ce document transmettait un message prophétique dans le contexte particulier des cruautés inimaginables commises par Daesh et son Etat islamique. Les deux signataires avaient pour but d’écarter toute justification religieuse à la violence. « Soit nous sommes frères, soit nous sommes ennemis » est l’essence même de la déclaration d’Abu-Dhabi.

 

Le document de 2019 se situe dans le sillage de plusieurs déclarations universelles dont le but affiché est l’instauration d’un ordre politique équitable du vivre-ensemble. La Déclaration des Droits de l’Homme de 1793 annonce clairement son fondement « Au nom de l’Être Suprême et de la Raison universelle ». Par contre, celle de 1948 évoque indirectement un fondement aux droits qu’elle proclame par le biais du concept de dignité qui ouvre son préambule. Tous les grands penseurs des religions monothéistes disent à quel point Dieu a honoré l’homme. La vision chrétienne affirme, depuis les Pères de l’Église, que la « gloire de Dieu » sur terre s’appelle la « dignité de l’homme ».

Quant à la Déclaration d’Abu-Dhabi (2019), elle constitue en quelque sorte un préambule au préambule de la Déclaration des Droits de l’homme (1948). Elle annonce ses fondements par une longue liste qui s’ouvre sur deux principes transcendants : Au nom de Dieu qui a créé tous les êtres égaux en droits ainsi qu’au nom de l’âme humaine innocente que Dieu a interdit de tuer. Suit une liste de référents, fondateurs de ce qui va être proclamé : les pauvres, les orphelins, les veuves, les exilés, les réfugiés, les peuples violentés et tous ceux qui ont perdu la paix et la coexistence commune. Insistant sur la liberté donnée par Dieu, ainsi que la fraternité, le préambule d’Abu-Dhabi se clôture « Au nom de la Justice et de la Miséricorde, fondements de la prospérité et pivots de la foi ». Nous disposons ainsi d’un document dont le fondement embrasse toute la destinée de l’homme et réconcilie, en quelque sorte, le ciel et la terre, Dieu et l’Homme.

Ce document corrige la vision de la pensée des Lumières qui avait fait émerger le sujet d’une modernité où l’Ego humain se retrouve dans un face-à-face belliqueux avec le Moi divin. La Déclaration d’Abu-Dhabi est la pierre angulaire d’un humanisme intégral où l’homme n’est ni l’esclave servile ni le rival acharné de Dieu. En 2008, au Collège des Bernardins, le Pape Benoît XVI avait longuement exposé une telle conception de l’humanisme qu’Abu-Dhabi résume par la « fraternité ».

Le Document d’Abu-Dhabi ne souscrit pas à l’optimisme historique. Au contraire, il rappelle que l’histoire est tragique, par ses références à toutes les misères humaines qu’il ne prétend pas résoudre d’un coup de baguette magique. Il ne prétend pas éradiquer le « mal » qui ne peut rien faire en ce monde sans la liberté de l’homme.

Le document de 2019 se situe dans la foulée du fratricide originel que raconte le livre de la Genèse. Après le meurtre d’Abel, Dieu appelle Caïn et lui dit : « Où est ton frère Abel ? » Caïn répondit : « Je ne sais pas. Est-ce que je suis, moi, le gardien de mon frère ? ». Le Seigneur reprit : « Qu’as-tu fait ? » (Genèse 4 :9-10). L’homme est libre mais il est responsable, c’est-à-dire il répond de ses actes devant une instance régulatrice, elle-même fondatrice de l’ordre politique. Dans l’encyclique Fratelli Tutti, le Pape François use de l’image du Bon Samaritain pour rappeler à Caïn que chaque homme est le gardien d’Abel son frère.

La fraternité d’Abu-Dhabi pave la voie à un ordre politique où un « contrat de fraternité » viendrait valider le « contrat social » des temps modernes. Mais elle est plus qu’un contrat social. Elle réconcilie l’homme avec Dieu, avec la nature et avec lui-même. Être athée ne dépouille pas la nature humaine de sa sacralité.

La fraternité d’Abu-Dhabi protège les religions de l’emprise des idéologies. Ceci nous interpelle aujourd’hui, depuis l’Ukraine jusqu’à la Mer d’Arabie en passant par le Proche et le Moyen Orient.

Face au drame inhumain de Gaza, la Fraternité d’Abu-Dhabi pose aux belligérants, ivres de sang, la question de Dieu à Caïn : « Qu’as-tu fait de ton frère ? ». Le conflit israélo-palestinien n’est pas religieux comme on essaie de le représenter. Il est d’abord politique. De chaque côté, cependant, la religion se trouve instrumentalisée afin de valider, au nom du même Dieu, la violence du conquérant ainsi que celle du résistant à la conquête.

La Fraternité d’Abu-Dhabi rappelle aux puissants de ce monde, que les valeurs universelles de la modernité demeurent valables. L’égalité en droit, la dignité, la liberté, la justice ne peuvent, en aucun cas, être relativisées ou hypothéquées par les considérations pseudo morales utilitaires des intérêts géostratégiques.

Cinq ans après, il est juste de saluer vivement le Document sur la fraternité humaine, pour la paix mondiale et la coexistence commune qui indique la direction de notre réconciliation avec nous-mêmes et avec le monde, de manière responsable. La Fraternité d’Abu-Dhabi ne fera pas disparaître le mal qui demeure conditionné par la liberté humaine. Elle légitime les sagesses et les religions dans leur tâche d’éducation à la fraternité comme dépassement de tout dialogue interculturel. Ainsi, elle pave la voie à un ordre politique équilibré, fondé sur l’humanisme intégral, qui fait dialoguer le ciel et la terre et qu’il appartient à l’homme de construire, loin de tout optimisme historique et de toute volonté utopique de mettre fin à l’Histoire. Le chemin est encore long, très long.

A Abu-Dhabi se clôture aujourd’hui un congrès commémorant le cinquième anniversaire du document de 2019. Ce dernier nous rappelle que, sur les sentiers rocailleux de l’histoire, chacun de nous avance, soucieux de son frère, à l’image du Bon Samaritain.

OLJ

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