Quasi invisible depuis 2013, le chef de l’Etat s’est toujours appuyé sur des hommes « sûrs », dont son frère Saïd
Lorsqu’il est élu à la tête de l’Algérie pour la première fois en 1999, Abdelaziz Bouteflika, vient de passer près de deux décennies loin du pouvoir, tombé en disgrâce après la mort de son mentor, le président Boumediene en 1978. Le nouveau chef de l’Etat, dont la candidature a un cinquième mandat est aujourd’hui contesté comme jamais par la rue, paie à l’époque ses années d’absence par une connaissance imparfaite des arcanes du régime. Sur ses gardes, il éprouve une méfiance absolue envers ce système qui l’a écarté vingt ans plus tôt. A commencer par les généraux qui l’ont finalement appelé à la rescousse, en pleine guerre civile entre l’armée et les islamistes, pour offrir une image présentable du pouvoir algérien.
Pour se protéger, il s’appuie au fil des ans sur des gens présumés « sûrs ». Son clan familial, d’abord, à commencer par son frère cadet. Des militaires fidèles qui lui doivent le sommet de leur carrière, à l’image du chef de l’état-major. Des barons des affaires, qui ont profité des fruits de la rente pétrolière et lui garantissent le soutien des milieux d’affaires. Des obligés, enfin : hommes politiques ou syndicalistes.
Le clan Saïd Bouteflika
C’est l’autre Bouteflika. Un prénom surtout, « Saïd », autant conspué dans les rues que l’est le nom du premier, ces dernières semaines. Souvent présenté comme le « vice-roi » ou « M. Frère », le petit frère cadet (62 ans) du président algérien, ancien sympathisant de gauche, est le conseiller spécial du président de la République. N’apparaissant quasiment jamais en public, il est pourtant la personne la plus proche du président. Homme à tout faire, éminence grise, chef de l’Etat « réel » ? Dans l’opacité algérienne, difficile de se faire une idée de sa puissance tant les rares témoignages issus du sérail sont contradictoires.Seule certitude, Saïd a renforcé sa présence au fur et à mesure de l’affaiblissement d’Abdelaziz. Surtout après l’accident vasculaire cérébral qui a éloigné le chef de l’Etat de la vie publique, en avril 2013. Le petit frère s’est occupé de l’organisation de sa réélection pour un quatrième mandat. Le pouvoir prêté à Saïd est aussi lié à sa proximité avec les milieux d’affaires. A commencer par leur chef de file, Ali Haddad, le « patron des patrons » algériens, qui a financé les campagnes électorales du président.
La direction militaire : Ahmed Gaïd Salah
Bras armé et fidèle parmi les fidèles du président algérien, il détient aujourd’hui le record de longévité à la tête de l’institution militaire – il est en poste depuis août 2004 –, le premier budget du pays. Agé de 79 ans aujourd’hui, il a contribué à écarter, au début des années 2000, la génération des généraux dit « janviéristes », le nom donné aux hauts gradés qui ont interrompu le processus électoral en janvier 1992 (après la victoire du FIS au premier tour des législatives) et qui plus tard ont installé Bouteflika au pouvoir. Il a par la suite patiemment bâti sa position de « second chef des armées » après le président – théoriquement le commandant en chef –, jusqu’à neutraliser le patron historique des services de renseignements, le général Mohamed Lamine Mediène, dit « Toufik », mis à la retraite en septembre 2015.
Avec l’effacement de « Toufik », considéré jusqu’à cette date comme l’un des hommes les plus puissants du pays et qui aurait exprimé dès 2013 des réticences à une reconduction d’Abdelaziz Bouteflika à un quatrième mandat, Gaïd Salah est devenu un pilier du système. Avec pour mission de maintenir le statu quo, honorant ainsi un pacte de loyauté scellé depuis quinze ans.
M. Salah aime se présenter comme le « garant » de la « neutralité » de l’armée. Une posture qu’il a pourtant transgressée la semaine passée en s’en prenant aux manifestants : des « égarés qui, poussés par des appels anonymes, conduiraient le pays vers des issues incertaines et dangereuses ».Le 5 mars, il a brandi l’épouvantail de la « main étrangère », cher au pouvoir dès lors qu’il est contesté : « Le fait que l’Algérie a pu réunir les facteurs de sa stabilité (…) a déplu à certaines parties qui sont dérangées de voir l’Algérie stable et sûre. »
L’oligarque : Ali Haddad
Il incarne le visage des nouveaux oligarques à l’algérienne, des patrons de groupes « privés » qui aiment à se présenter comme des capitaines d’industrie mais dont la fortune est largement dépendante de la commande publique. A la tête du premier groupe de BTP privé du pays, il préside depuis 2014 le Forum des chefs d’entreprise (FCE), la principale organisation patronale qui a de nouveau apporté son soutien à une nouvelle candidature d’Abdelaziz Bouteflika, dont elle finance les campagnes électorales grâce à des « levées de fonds ». Le FCE revendique 7 000 entreprises adhérentes qui pèseraient 30 milliards de dollars de chiffre d’affaires annuel. Créé à la fin des années 1980, le groupe ETRHB Haddad a pris son envol avec l’avènement d’Abdelaziz Bouteflika, bénéficiant de près de 2 milliards d’euros au titre du seul programme d’équipements 2005-2009, lors du deuxième mandat du président. Une puissance financière qui n’a pas empêché la société d’être épinglée pour des retards à répétition dans des chantiers qui lui ont été confiés par les pouvoirs publics et des recours à la sous-traitance sur fond d’opacité financière et de surfacturations. Une pratique mise en lumière par les « Panama Papers ».
Mais depuis dimanche, l’édifice FCE se lézarde. Plusieurs personnalités ont décidé de claquer la porte ou de « geler leur participation ». Parmi elles, le vice-président du FCE, Laid Benamor, un acteur majeur de l’industrie agroalimentaire. Ou encore Hassan Khelifati, un leader du secteur des assurances et membre du FCE d puis dix-sept ans.
Le syndicaliste : Abdelmadjid Sidi-Saïd
Dans un paysage politique et social dominé par des personnalités inamovibles, le secrétaire général de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), l’unique centrale syndicale du pays, parvient à se distinguer. Il est en poste depuis… 1997. Atteint d’un cancer, Abdelmadjid Sidi-Saïd a laissé entendre qu’il pourrait quitter la direction de l’UGTA à l’issue du prochain congrès, prévu au cours de l’année 2019. Il lui restait un dernier combat : faire réélire Abdelaziz Bouteflika.Ami revendiqué d’Ali Haddad, Abdelmadjid Sidi-Saïd affiche ouvertement sa proximité avec le pouvoir. « Oui, nous sommes l’UGTA du pouvoir, nous sommes les soldats de la République », avait-il clamé en clôture du précédent congrès de l’UGTA. « Nous avons été avec Bouteflika. Nous sommes toujours avec lui, nous n’allons pas le trahir… c’est de l’amour que j’éprouve pour Bouteflika », ajoutait-il. Un « amour » qui s’est traduit dès le début du règne du président algérien dans la stratégie de l’UGTA. La centrale s’est gardée de toute contestation des politiques gouvernementales au nom du « dialogue, à la place de la grève ». La machine policière et judiciaire l’a bien aidée dans cette mission en s’opposant avec acharnement à l’émergence de syndicats indépendants.
L’obligé : Ahmed Ouyahia
Le premier ministre, Ahmed Ouyahia, est une figure du sérail algérien. Ancien chef de cabinet de M. Bouteflika et secrétaire général du Rassemblement national démocratique (RND) – l’un des deux piliers de la majorité présidentielle avec le FLN –, il a déjà été premier ministre à trois reprises depuis 1995. C’est l’homme de la thérapie du choc : les réformes exigées par le FMI dans les années 1990, en pleine guerre civile entre l’armée et les islamistes, vécues comme le second traumatisme de cette époque. Il s’était défini lui-même comme l’homme capable de faire le « sale boulot », un surnom qui lui est resté. Ahmed Ouyahia est de retour au « boulot » depuis le 16 août 2017, pour remplacer Abdelmadjid Tebboune, débarqué après s’en être violemment pris à de grandes entreprises algériennes dont il dénonçait l’incurie.La seule et unique mission du premier ministre semble être de faire réélire Abdelaziz Bouteflika quitte, à rebours de ses « convictions » passées, à actionner la planche à billets pour financer le déficit abyssal de l’Etat en cette année électorale ultrasensible. Si la fratrie Bouteflika est l’objet dans les rues d’une invitation peu amène à « dégager », Ahmed Ouyahia se taille une place à part dans le vocabulaire des manifestants : l’insulte. Et ses mises en garde, la semaine dernière, contre une dérive « à la syrienne » dans le pays n’ont pas arrangé son cas.
LE MONDE