Le 22 novembre 1943, un quart de siècle après la capitulation de l’Empire ottoman et le débarquement français à Beyrouth, le Liban proclame son indépendance et achève ainsi de poser les fondements politiques d’un État souverain.
Lors du processus de démembrement de l’Empire ottoman, deux thèses opposées se disputent en effet les rapports historiques entre le Liban et la Syrie actuels et sont exposées par les différentes délégations présentes à la conférence de la paix de Paris (1919). Selon la première, le Liban actuel a toujours fait partie intégrante de la Syrie et en aurait été amputé par la colonisation française. C’est le point de vue que défendront, avec des implications politiques et géographiques différentes, les panarabistes – tels que Hussein ben Ali, chérif de La Mecque, ou, plus tard, les fondateurs du parti Baas, Michel Aflak et Salah al-Bitar –, et surtout les pansyrianistes du Comité central syrien – dont Chucri Ghanem, George Samné, et Jamil Mardam Bey – puis ceux du Parti populaire syrien fondé en 1932 par Antoun Saadé. La thèse antinomique, prisée par les phénicianistes, tels que le patriarche Hoyek ou certains membres de La revue phénicienne (dont Charles Corm, Michel Chiha et Saïd Akl), considère que le Liban a toujours été distinct de la Syrie.
Si la France mandataire a formalisé cette distinction avec la proclamation du Grand Liban (septembre 1920), ces deux récits se déploient notamment sur un même dénominateur qui constitue un important malentendu : la confusion anachronique entre la Syrie historique et la République arabe syrienne (RAS) actuelle. Or il existe, à la fois, une rupture claire entre la Syrie historico-géographique et l’actuelle RAS, ainsi qu’une continuité dans l’héritage que la Syrie historique a légué aux Républiques libanaise et syrienne.
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Succession et non continuation
En géographie politique, il existe deux formes de passation de responsabilité des relations internationales : la continuation et la succession. À titre d’exemple, l’Empire romain d’Orient est l’État continuateur de Rome après la chute de cette dernière en 476 ; la France en est l’État successeur. Dans le premier cas, l’État, en dépit des changements majeurs dans son territoire et sa politique, continue à jouir de la même personnalité juridique. En revanche, dans le cas de la succession, il y a rupture : l’État se voit doté d’une nouvelle personnalité juridique, basée certes sur ce qui existait antérieurement sur son territoire, sans pour autant se prétendre en être une simple continuation.
La RAS n’est pas l’État continuateur de la Syrie historique. Elle apparaît sur la carte mille trois cents ans après la disparition de cette dernière. Sa personnalité juridique est totalement différente, voire étrangère à celle de la première. Par ailleurs, la même RAS n’est point l’unique État héritier de la Syrie historique car son existence ne résulte pas d’un compromis ou d’un traité dont cette Syrie aurait été une partie. La RAS contemporaine succède, à l’instar d’autres États du Proche-Orient, à l’Empire ottoman. Le terme de « Syrie » est un toponyme utilisé par les Grecs depuis Hérodote (Ve siècle av. J.-C.). La Syrie romaine fut une province importante centrée sur Antioche dès les débuts de l’Empire. Berceau du christianisme, l’araméen (l’ancêtre du syriaque) et le grec y furent parlés, mais également le latin, l’arménien, l’arabe, ainsi que d’autres idiomes. Entre le IIIe et le VIe siècle, elle fut découpée en plusieurs nouvelles provinces, telles que la Phénicie syrienne (gouvernée depuis Tyr), la Phénicie libanaise (Damas et Homs), la Théodorias (Lattaquié), entre autres (selon la Notitia Dignitatum et la collection des lois de Justinien). Tout en étant le cœur du diocèse civil d’Orient de l’Empire, cette Syrie, il faut le rappeler, ne fut jamais souveraine. L’existence officielle de la Syrie romaine prend fin en 637, quand les armées arabo-musulmanes s’emparèrent d’Antioche.
Part d’héritage
Le nom de Syrie fut cependant conservé dans la cosmographie de la chrétienté médiévale, profondément façonnée par la topographie biblique et dans laquelle « Syrie » fut souvent équivalent à Terre sainte. Le terme « Souriyya » apparaît sur les cartes ottomanes dans le Cedid Atlas (le « nouvel atlas ») de 1803, curieusement après la campagne française de Napoléon en Égypte, et ce pour désigner une petite zone géographique autour du mont Hermon. Ce nom devint, à partir de 1867, celui d’un découpage administratif ottoman avec un vilayet de Syrie centré sur Damas
En 1920, après la Première Guerre mondiale et l’écroulement de l’Empire ottoman, le Royaume arabe de Syrie fut créé par Fayçal, fils de Hussein. S’il fut bien accueilli par une grande partie de la population, cet État a vécu cinq mois et ne fut point reconnu. Après la bataille de Maysaloun en juillet 1920, Fayçal quitte Damas et se contente d’un nouveau royaume en Irak, sous mandat britannique. Outre la proclamation du Grand Liban, la France mandataire procède alors au morcellement du territoire restant, avant que le nom de Syrie revienne officiellement sur une carte le 5 décembre 1924 avec la proclamation de cet État (qui unit ceux de Damas et d’Alep, avant d’intégrer ceux des druzes et des alouites en 1936 et d’être amputé du sandjak d’Alexandrette au profit de la Turquie en 1939), qui monopolisera cette appellation. Pour autant, on l’a vu, cet État, qui deviendra définitivement indépendant en avril 1946 sous le nom de RAS, ne peut se proclamer comme l’unique héritier de la Syrie romaine.
Dès lors, cet argument ne peut servir de fondement historique à la contestation de l’indépendance et de la souveraineté de la République libanaise vis-à-vis de sa voisine, et les partisans de ces dernières peuvent revendiquer à bon droit et sans craintes leur part d’héritage de la Syrie antique.
Par Jack KEILO
Universitaire franco-syrien. Docteur en géographie politique et aménagement à Sorbonne Université.