Le résultat des élections égyptiennes, avec l’élection de Mohamed Morsi, candidat des Frères musulmans, à la présidence de la République, confirme une évolution que l’on constate depuis plusieurs mois dans un monde arabe qui aspire à la démocratie. Après la Tunisie, le Maroc, le Koweït, l’Egypte voit la victoire d’un mouvement islamiste. Il est probable que demain des élections libres en Libye, au Yémen, en Jordanie, voire en Syrie, donneront des résultats comparables.
Cela n’est pas une surprise : il s’agit d’une tendance de fond qui remonte aux années 1990 et qui s’était déjà traduite dans les années 2000 tant en Jordanie que dans les territoires palestiniens et déjà en Egypte. Ces mouvements, qui n’ont pas été les éléments déclencheurs des révolutions arabes, sont-ils en train de les récupérer, voire de les confisquer ? Telle est la préoccupation des forces libérales et laïques, minoritaires dans ces pays ; telle est aussi l’inquiétude formulée de façon plus ou moins ouverte par les opinions publiques des pays occidentaux comme d’Israël, qui sont passées de l’euphorie au catastrophisme, de la sympathie à la méfiance vis-à-vis des révolutions arabes.
La réponse à cette question ne peut être que nuancée. Ces victoires ont indéniablement donné une légitimité démocratique à des mouvements qui, généralement, sont ancrés depuis de longues années dans la population à travers des réseaux sociaux et caritatifs qui s’intéressent en particulier aux déshérités. Cependant, ces victoires sont souvent intervenues par défaut et avec un appui populaire resté limité. S’agissant de Mohamed Morsi, son score, avec 25 % au premier tour de l’élection présidentielle, marque d’ailleurs un recul par rapport à celui de la confrérie aux élections législatives qui avait obtenu 47 % des voix.
Si l’on tient compte du très fort taux d’abstention de plus de la moitié des électeurs, on peut considérer que seul un Egyptien sur quatre a voté en faveur du candidat islamiste. Ainsi, en Egypte comme ailleurs, ces mouvements ne peuvent gouverner qu’en coalition, en s’associant à des partis de sensibilité laïque. Tel est déjà le cas au Maroc, en Tunisie et demain sans doute en Egypte, où le président élu envisage de créer un poste de vice-président qui serait attribué à un copte.
Ils doivent également gouverner avec un appareil d’Etat et une technostructure qui allient compétence, professionnalisme et… inertie. L’armée, les services de renseignement, l’appareil policier veillent, notamment en Egypte, et n’ont pas renoncé ni à leur rôle ni à leurs privilèges, voire à leurs prébendes. Les cadres administratifs en place ne pourront être remplacés que progressivement, faute de quoi on se retrouverait face à un chaos de type irakien. Ces présidents ou premiers ministres islamistes sont conscients également de la faiblesse de leur marge de manoeuvre au sein même de leur propre mouvement : ils ne sont que les représentants d’un mouvement qui fonctionne sous une forme collégiale, mais qui connaît des tensions et des contradictions internes. Le plus souvent, les véritables responsables restent dans l’ombre.
Tout laisse à penser que, si l’instauration de la charia reste un objectif sur le long terme, ces gouvernements islamistes vont agir avec prudence et pragmatisme tout en restant dans l’ambiguïté. Ils auront à résister à la pression de leur base et des éléments salafistes. Mais ils sont conscients qu’ils seront jugés sur leur capacité à répondre aux problèmes urgents qui se posent dans des pays où les troubles révolutionnaires ont aggravé des situations économiques déjà le plus souvent désastreuses. La croissance économique, l’emploi, la situation sécuritaire sont pour les populations les priorités absolues, avant l’établissement de la charia. Ainsi ces gouvernements doivent-ils rassurer les investisseurs tant locaux qu’étrangers qui restent dans l’attentisme. Ils doivent faire revenir des touristes effarouchés par les troubles. Proclamer que « l’islam est la solution » ne peut être qu’un slogan.
Car les faits sont têtus et Dieu n’a pas de recette miracle pour restaurer la croissance et le développement économique. Les nouveaux dirigeants savent qu’ils seront sanctionnés par leurs électeurs s’ils n’apportent pas la preuve de leur efficacité économique et sociale. Quant aux électeurs, ils ont pris goût à l’exercice du droit de vote et ne manqueront pas de défendre les acquis de la modernité. De même en matière de politique étrangère, ils ne peuvent rompre brutalement avec les politiques du passé, même si celles-ci ne recevaient pas l’adhésion de la plus grande partie de la population.
Le respect du traité de paix avec Israël reste un tabou et une remise en cause significative est une ligne rouge que le nouveau président égyptien ne saurait franchir sans de gros risques. A terme les choses peuvent évoluer. Il est clair que ces nouveaux gouvernements seront plus difficiles et moins complaisants que les précédents. Beaucoup dépendra de la façon dont les pays occidentaux sauront établir des relations avec ces nouveaux interlocuteurs. S’agissant des relations avec Israël, beaucoup dépendra également de sa capacité à sortir du réflexe de citadelle assiégée qui sert actuellement de politique à ses autorités.
En fait le jeu reste ouvert, et les gouvernements islamistes peuvent disparaître aussi rapidement qu’ils sont apparus.
Denis Bauchard, conseiller spécial Moyen-Orient à l’Institut français des relations internationales (IFRI).