Le chant du muezzin enveloppe la vallée d’Aïta Al-Chaab. Alors que la prière d’Adh-Dhouhr résonne dans la bourgade chiite, à la frontière sud du Liban, vers midi, samedi 21 octobre, les téléphones bruissent. Le Hezbollah vient d’attaquer le village israélien de Baram, de ses positions 10 kilomètres plus à l’est. L’attaque sonne la fin d’une matinée d’accalmie dans les villages frontaliers de la ligne bleue. Une nouvelle journée de combats commence entre le mouvement chiite libanais et l’armée israélienne, le long des 80 kilomètres de démarcation entre le Liban et Israël.
Sur les hauteurs de la ville, des journalistes locaux, sympathisants du Parti de Dieu, braquent leurs caméras en direction de la frontière, espérant saisir en image des tirs d’artillerie. Au-dessus de leurs têtes, le bruit des drones israéliens s’intensifie. Celui d’un avion de chasse déchire le ciel. Sur la colline face à eux, des combattants du Hezbollah et des factions palestiniennes se tiennent prêts, loin des regards. De leurs positions militaires le long d’un chemin caillouteux qui serpente sur la ligne de crête, la vue est imprenable sur le mur de séparation qu’a construit Israël en contrebas.
C’est de cette région vallonnée que les combattants du Hezbollah avaient lancé, le 12 juillet 2006, une attaque contre une patrouille israélienne, tuant trois soldats et en capturant deux autres. Une guerre d’un mois avait suivi, qui a dévasté le Liban et fait 1 200 morts côté libanais et 160 côté israélien. Après dix-sept ans de calme quasi ininterrompu, les factions alignées avec l’Iran dans l’axe de la « résistance islamique » ont rallumé ce front « en solidarité » avec le Hamas et la population de Gaza, pris dans un déluge de feu israélien après les massacres commis par le mouvement palestinien le 7 octobre. Pour desserrer l’étau sur l’enclave, elles harcèlent l’armée israélienne depuis le Liban.
Les attaques gagnent en intensité
D’abord ponctuelles, les attaques à la roquette et au missile téléguidé du Hezbollah, et ses incursions en territoire ennemi, gagnent en intensité de jour en jour. Les représailles des avions, des drones et des tanks israéliens n’en sont que plus cinglantes. L’équilibre de la dissuasion qui s’était instauré depuis 2006 entre les deux belligérants est, chaque jour, un peu plus menacé. Côté libanais, trente-six personnes sont déjà mortes, parmi lesquelles vingt-quatre combattants du Hezbollah et des civils, dont un journaliste de l’agence Reuters. L’armée israélienne a fait état, de son côté, de quatre morts, trois soldats et un civil.
Le spectre d’un second front entre le Hezbollah et Israël est dans toutes les têtes. Une guerre avec le Parti de Dieu, plus puissant que le Hamas avec ses 100 000 combattants revendiqués – dont des milliers aguerris en Syrie – et des dizaines de milliers de roquettes et de missiles, entraînerait le Liban, et la région, dans un conflit destructeur. Les responsables israéliens promettent au pays du Cèdre la dévastation. Washington et Paris mettent en garde l’Iran contre un embrasement régional. « Nous disons à ceux qui nous contactent : “Arrêtez l’agression [israélienne] afin que ses répercussions et la possibilité d’expansion cessent” », leur a rétorqué le numéro deux du Hezbollah, le cheikh Naïm Qassem, samedi, soulignant que son mouvement était déjà « au cœur de la bataille ».
Les représailles israéliennes ont fait fuir les habitants des villages situés dans une bande frontalière de 5 kilomètres de profondeur. A Aïta Al-Chaab, la plupart des commerces ont tiré le rideau. De rares voitures traversent la ville fantôme. Ses 15 000 habitants ont fui les bombardements qui ont touché des maisons et une école en lisière de la ville. De jeunes hommes sont assis dans des cafés et aux balcons des maisons. « Il n’y a plus de civils ici, que des militaires », déclare un militant du Hezbollah surgi à scooter, tout de noir vêtu, sur un ton qui invite à passer son chemin.
Les Américains blâmés, et la France « complice »
Devant une épicerie ouverte, des hommes plus âgés discutent. « Nous sommes encore quelques civils ici pour s’occuper des champs et des bêtes », explique Moussa. Ce fermier de 62 ans a profité de l’accalmie matinale pour aller voir ses oliviers et ses parterres de légumes. Avec la culture du tabac, c’est le seul moyen de subsistance de la famille, réfugiée à Beyrouth. « On ne peut pas faire confiance à cet ennemi. Il tue des enfants à Gaza, il pourrait bien nous tuer, nous aussi », déplore-t-il. Il blâme les Américains, et la France « complice » elle aussi. « Quand il se passe quelque chose en Ukraine, tout le monde s’indigne. Quand ce sont les Palestiniens, tout le monde est prêt à des mensonges pour couvrir les crimes d’Israël », accuse l’homme, évoquant l’explosion à l’hôpital Al-Ahli à Gaza, le 17 octobre. Personne, ici, ne croit la version israélienne, pourtant confirmée par les services de renseignement des pays occidentaux, d’une roquette défectueuse qu’aurait tirée le Jihad islamique.
Beaucoup de familles d’Aïta Al-Chaab ont trouvé refuge dans les trois écoles mises à disposition des déplacés par l’Union des municipalités de Tyr (Sour). Dans cette ville du littoral, à une heure de route plus au nord, 2 000 déplacés sont installés, avec quelques affaires emballées à la hâte, dans les salles de classe vides. Trois milles autres sont dans des maisons. Au total, dans le Sud-Liban et ailleurs dans le pays, plus de 19 500 personnes ont été déplacées du fait de la hausse des incidents frontaliers, a annoncé lundi l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). A Tyr, des associations apportent des matelas, des médicaments, de l’eau et de la nourriture. « Il y a trop peu d’aide », constate Mortada Mehanna, chargé d’accueillir ces familles désœuvrées.
« On n’a plus de revenus, plus de maisons et plus de champs. On n’a aucun endroit où aller, aucune famille nulle part. Qui va nous aider ? », interpelle Nawal Srour, une grand-mère de 60 ans. Elle désigne ses deux petites-filles, encore traumatisées. « Depuis qu’on est enfant, on a grandi dans la peur des bombes et de la violence », poursuit-elle, se souvenant comme si c’était hier de la destruction d’Aïta Al-Chaab, en 2006. « Cette fois, on a eu peur des bombes au phosphore. Beaucoup de maisons ont été détruites et brûlées. C’est dangereux », ajoute Ahmed Nasr, un fermier de 50 ans. L’organisation Human Rights Watch a affirmé dans un rapport, le 12 octobre, qu’Israël utilisait des munitions au phosphore blanc, interdites en zone civile, à Gaza et au Liban. L’armée israélienne a jusqu’à présent nié utiliser des bombes au phosphore.
Fumée blanche
La peur du phosphore blanc a aussi fait fuir les 2 000 habitants du village sunnite de Dhayra, à l’exception d’un vieil homme de 88 ans qui ne veut pas quitter sa terre et sa maison. Tous évoquent la fumée blanche qui, soudain, sature l’air, et l’odeur d’ail qui prend à la gorge. « On ne voyait pas plus loin que mon doigt. Israël a tiré des centaines de bombes au phosphore. C’est un crime international », accuse Amr Abou Sari, déplacé avec sa femme et ses cinq enfants, en plaçant son doigt devant ses yeux. Cette substance chimique peut incendier des maisons et causer de graves brûlures de contact. « Près de 75 % de Dhayra est détruit, comme les champs d’oliviers. On a dû laisser les animaux seuls, on ne sait pas dans quel état ils sont », poursuit l’éleveur de vaches et de moutons de 58 ans.
Seule la petite localité chrétienne de Rmeich, à 5 kilomètres à l’est d’Aïta Al-Chaab, conserve encore un semblant de normalité. Des enfants jouent même dans les rues, à défaut de pouvoir aller à l’école, fermée depuis quinze jours. Sur les 10 000 habitants qui vivent là à l’année, 2 000 sont restés. Déjà en 2006, ce village maronite avait été l’un des rares lieux épargnés par les combats au Liban sud. « Le Hezbollah ne menait pas d’attaques de Rmeich, car les familles chiites des alentours étaient réfugiées ici », explique le père Jaouhar Tannous, responsable de l’église de la Transfiguration.
Cette fois, les familles chiites sont parties, et les bombardements pleuvent en lisière de la ville. Dans la nuit de vendredi à samedi, les explosions ont retenti pendant des heures. Des hélicoptères Apache ont été vus dans le ciel. « On n’a pas dormi de la nuit, on est restés terrés de peur dans les maisons », dit Emile Habdouche, un cultivateur de tabac. Avec deux de ses petits-enfants, il profite du calme revenu au matin pour transférer des ballots de tabac séché dans un local. « C’est le travail de toute une année qu’on va essayer de vendre. En 2006, on avait de l’argent pour partir ailleurs. Aujourd’hui, on n’a plus rien », ajoute-t-il.
« Les gens ont besoin d’aide, de médicaments, de riz et de farine », interpelle le père Tannous. Laminée par la crise, la municipalité a seulement mis sur pied un hôpital de campagne pour les urgences, en cas d’intensification des combats. Les combattants du Hezbollah ne sont pas loin. Il y a quelques mois, des paysans avaient eu des démêlés avec eux, lorsqu’ils avaient installé des postes d’observation dans leurs champs. « Certains habitants font les vigies la nuit, sans armes. Des Palestiniens, des Syriens et des combattants du Hezbollah pourraient venir », poursuit le religieux, déplorant l’attentisme du gouvernement.
Impuissance de l’Etat
Les appels à la désescalade du premier ministre libanais, Najib Mikati, restent lettre morte. Dans le tête-à-tête belliqueux entre le Hezbollah et Israël, l’Etat libanais révèle l’étendue de son impuissance. Tout comme l’armée libanaise, dépourvue d’autorité au Liban sud, sous contrôle du Hezbollah, la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul) en est réduite à appeler les deux parties à la raison, sans pouvoir intervenir. Ses 10 000 hommes, déployés dans une cinquantaine de bases le long de la ligne bleue, patrouillent quand la situation sécuritaire le permet.
« Notre priorité est le dialogue que l’on mène entre l’armée libanaise et l’armée israélienne pour la désescalade. Il y a une partie absente de ce dialogue, certes. Mais que se passerait-il si nous n’étions pas là ? », interroge Andrea Tenenti, le porte-parole de la Finul, depuis le siège de Naqoura. Les officiers constatent que, d’un côté comme de l’autre, « il n’y a pas d’appétit pour une guerre ». « Le problème est qu’un mauvais calcul est vite arrivé et peut changer les règles du jeu », poursuit M. Tenenti, invoquant le précédent de la guerre de 2006, que personne ne voulait, Hezbollah compris.
Les images des familles décimées dans la bande de Gaza alimentent la haine d’Israël et de l’Amérique. Chaque « martyr » du Hezbollah appelle une vengeance. Les funérailles sont un moment de communion. A Kounine, mercredi, un bastion du parti chiite, à 10 kilomètres de la frontière, des centaines d’hommes et de femmes, drapées dans leurs abayas noires, étaient réunis sous les drapeaux jaunes du Hezbollah et les portraits de son chef, Hassan Nasrallah. Aux côtés des cheikhs enturbannés, des frères d’armes du « martyr » Ibrahim Al-Debek se sont joints à la foule, certains en treillis kaki et béret rouge, d’autres en noir.
Des salves de tirs automatiques ont ponctué les chants militaires, repris par la foule en écho au chantre, une main claquant le torse. « Oh, vous soldats victorieux, vous êtes le Hezbollah. Félicitations, vous avez gagné les jardins de Dieu », chante la foule. Elle encense le sayyed Nasrallah et promet l’enfer à Israël et à l’Amérique. Les yeux sont rougis par les larmes. « Il était si gentil, mais c’est une fierté pour nous qu’il soit mort en martyr », dit, en français, Hadi, un adolescent fluet de 14 ans, parent du défunt. Son grand-père a été détenu à la prison de Khiam par les Israéliens durant l’occupation du Liban sud (1978-2000).
« Israël, c’est l’ennemi, il faut l’éradiquer même si le prix à payer est élevé. Tout le village est mobilisé comme un seul homme contre ce cancer. On doit libérer la Palestine », dit son père. Les femmes réclament aussi vengeance. « Si le parti me laisse aller en Israël, je suis prête à commettre un attentat-suicide pour la Palestine, pour notre dignité. Nos enfants prendront la relève, ils ont été abreuvés à la résistance avec le lait de leur mère. A ton service, Nasrallah ! », dit l’une d’elles. Partisans et partisanes du Hezbollah attendent que leur chef sorte du silence qu’il observe depuis le 7 octobre pour sonner l’heure de la guerre ou de la désescalade.