L’ironie de l’histoire veut que ce soient les cités grecques de l’antiquité qui ont inventé la monnaie, au sens actuel du terme. C’est Crésus, roi de Lydie, qui eut l’idée de frapper la monnaie à partir des pépites d’or du fleuve Pactole. Si tôt inventée, la monnaie eut un succès fulgurant. Elle a permis l’apparition du commerce au détail. Certains analystes vont parfois jusqu’à dire qu’une telle invention est aussi importante que celle de la roue.
Mais les Grecs de l’antiquité n’ont pas fait qu’inventer la monnaie. Ils ont aussi inventé la dette publique. Les pouvoirs publics empruntaient aux sanctuaires religieux pour acheter du grain, construire, ou faire la guerre. Les temples des dieux regorgeaient d’offrandes des fidèles, source quasi inépuisable de fonds. Avec le temps, les sanctuaires étaient devenus d’authentiques institutions financières qui prêtaient à un taux d’intérêt allant jusqu’à 10%. Nul débiteur n’aurait pu songer à ne pas rembourser sa dette auprès de tels créanciers tant la colère des dieux était redoutée. L’Antiquité était un monde particulièrement superstitieux.
L’endettement public n’est point une fatalité. Emprunter n’est pas chose exceptionnelle pour l’Etat débiteur qui rembourse toujours. La différence entre la prudence antique gréco-romaine et l’époque moderne, c’est que la dette était toujours ponctuelle et non consolidée comme on le dit aujourd’hui. Elle ne devenait pas un aspect structurel du budget de l’Etat.
Toute l’histoire de l’Europe est un feuilleton à épisodes de la dette publique. A court d’argent, Philippe le Bel annulera ses propres dettes et fera brûler les Templiers pour mettre la main sur leur trésor. Les Cités-Etats italiennes inventeront des outils particuliers comme le service de la dette. Dans le cas de l’empire ottoman, un tel service occupait une administration aussi importante, en nombre de fonctionnaires, que le ministère des finances.
Depuis deux semaines, nous vivons à l’heure de la Grèce moderne et de l’abîme sans fond de sa dette publique. Tout a presque été dit sur ce problème, à tel point qu’il devient difficile de s’y retrouver. Cependant, derrière les chiffres et les analyses obscures des media, cette crise est révélatrice de plusieurs facteurs.
Il y a bien sûr la situation grecque interne avec un service public hypertrophié, miné par le clientélisme. Le Liban n’est pas en meilleure situation. Il y aurait aussi les privilèges dont bénéficieraient l’armée, l’église et certaines catégories de nantis. Il y a également de graves insuffisances dans la perception de l’impôt ainsi que dans l’établissement d’un cadastre fondamental. Toutes ces choses ne sont pas étrangères au Liban où la gabegie administrative est proverbiale.
Mais au-delà des facteurs internes, il y a l’Euro, l’Europe et le Libéralisme global. Face à une telle crise, nous n’avons pas vu et entendu un citoyen européen mais des allemands, des slovaques, des lettons, des français etc …. Ceci pose une question : c’est quoi l’Europe au sens politique ? Elle est apparue, tout au plus, comme un immense réseau de libre-échange obéissant à des règles gérées par des technocrates. Il est surprenant de voir comment un tel nain politique est en même temps un géant économique et financier.
Dès lors, se pose la deuxième question : C’est quoi l’Euro ? Quelle est la nature de cette monnaie ? Est-elle celle d’une nation souveraine dont la monnaie nationale sert d’étalon de référence à d’autres pays ? Tel était le cas du sou d’or byzantin, du denier en argent de Charlemagne pour ne citer que ces deux exemples. La crise grecque révèle le lien étroit qui existe entre souveraineté, puissance et monnaie. Elle est, aussi, une crise de l’Euro qui dévoile toute sa fragilité conceptuelle.
Si on cherche à connaître les raisons profondes d’une telle fragilité, il faut aller chercher du côté des dogmes du néo-libéralisme contemporain : « la liberté économique détermine toute autre liberté », ou « le messager est le message ». Depuis Hegel, nous avons appris et répété que la dynamique économique est inéluctablement conduite à se dissocier de ses acteurs/agents. Le citoyen s’efface dans l’ombre virtuelle du consommateur, pierre angulaire du système. Un tel découplage repose sur une duperie éthique qui accorde plus de valeur aux forces agissantes de l’économie, comme la loi du marché, qu’aux acteurs réels de cette dernière.
D’où une question complémentaire : l’UE est-elle en mesure de dépasser son infirmité politique ? Les nations européennes ont réalisé des efforts gigantesques en matière de transfert de souveraineté, dans plus d’un domaine, afin de créer l’espace européen. Mais elles n’ont pas encore effectué le saut ultime nécessaire pour faire apparaître le citoyen européen maître de son destin. Le récent référendum grec sera-t-il l’occasion d’un retour du politique qui permettrait d’opposer un bouclier de défense de l’UE face aux forces identitaires de morcellement ?
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Beyrouth