Nabil Ennasri
Doctorant
IEP d’Aix-en-Provence
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Je suis arrivé au sud de la Turquie dimanche 1er décembre au soir.
A l’aéroport de Gaziantep, je suis pris en charge par les correspondants de l’ONG « Ligue Humanitaire Pour une Syrie libre ». Je suis accueilli par le Docteur Adnan Seddik, médecin syrien réfugié en France dans les années 1980. Nous passons la nuit dans la ville de Killes à quelques kilomètres de la frontière syrienne. Le lendemain, direction Rohaniyé, plus à l’est. C’est là-bas, à ce qu’on nous dit, qu’il est préférable de se rendre pour entrer en Syrie.
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Lundi matin 2 décembre, nous prenons la route. Il faut environ deux heures pour rallier les deux villes. Une fois sur place, nous rencontrons des activistes syriens. Des hommes âgés de 50 à 70 ans, qui font partie de l’association Raabitat sujana’ Tadmur, la Ligue des prisonniers de Palmyre. Le pénitencier militaire installé dans les environs de la ville a longtemps traumatisé les Syriens. C’est là qu’étaient expédiés les opposants politiques. En juillet 1980, suite à une tentative d’assassinat ratée contre Hafez El Assad, le régime décide de se venger. En quelques heures, près de 1000 détenus sont éliminés. Jusqu’à ce jour, Tadmur est synonyme d’enfer et de cauchemar dans l’inconscient collectif de la population : ceux qui avaient le malheur d’y être conduits savaient qu’ils effectuaient souvent un aller sans retour.
L’histoire de ces hommes assis en face de moi ressemble beaucoup à celle que j’ai lue la veille. J’avais pris soin d’emporter dans mes bagages L’Etat de barbarie, le recueil des articles du chercheur Michel Seurat qui décrit le mécanisme par lequel la terreur a été érigée en pratique du pouvoir par le régime syrien. Dans l’avion, l’impitoyable répression qui s’était abattue sur le pays au début des années 1980 avait retenu mon attention. À Alep ou Homs, les rafles étaient devenues pratiques courantes et les exécutions sommaires des habitudes. Certaines unités de l’armée, notamment les Brigades de Défense de Rif’at Al Assad, le frère du dictateur, s’y étaient taillé une réputation de troupes de choc. Elles pouvaient débarquer dans un quartier récalcitrant et y abattre toute la population masculine. Je lisais aussi comment le régime avait réduit en cendres la ville de Hama en février 1982. Des semaines de bombardement qui avaient causé la mort de 10 000 à 25 000 personnes selon un rapport d’Amnesty international de février 1983.
Les anciens détenus me racontent le quotidien de ces années de plomb. Abu Ammar et Abu Abdel-Hamid ont passé respectivement 15 et 14 ans en prison. Le premier était lycéen et avait 18 ans lorsqu’il a été arrêté. Le second avait un an de moins. Tous deux ont été accusés d’appartenir aux Frères musulmans. Une accusation lourde de conséquences : la loi 49 de juillet 1980 rendait l’affiliation à la confrérie passible de peine de mort. Pendant de longues années, ils ont tous deux été soumis à de multiples formes de tortures et de privations. Abu Abdel-Hamid ne recevra la visite d’aucun membre de sa famille pendant toute la durée de son incarcération. Quant à Abu Ammar, il aura l’occasion de retrouver sa mère quatre ans après son entrée au bagne de Tadmur. Pour arracher au directeur de la prison une entrevue avec son fils qui n’avait duré que trente minutes, sa mère avait dû lui remettre tout l’or qu’elle possédait…
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Mardi 3 décembre au matin, nous prenons la route de la Syrie. Nous empruntons une route secondaire peu fréquentée. Un ancien fonctionnaire turc qui a l’air d’avoir de solides réseaux nous accompagne. Nous sommes trois : le docteur Seddik, un réfugié syrien désormais installé à Rohaniyé et moi. Vingt minutes plus tard, le poste-frontière n’est qu’une formalité. Quelques kilomètres plus loin, un immense champ de tentes se dresse à l’horizon. Nous arrivons au camp de réfugiés d’Atmé, l’un des plus grands du nord de la Syrie.
Des milliers ou plutôt des dizaines de milliers de déplacés s’y entassent. Ce qui frappe d’emblée, c’est leur extrême dénuement. Quasiment tous vivent sous des tentes. Le sol est détrempé, la pluie vient de tomber. Un léger froid et la grisaille du jour accentuent le caractère lugubre du paysage. Ici, une ambulance n’arrive plus à avancer, les roues bloquées dans la boue. Là, des enfants en haillons jouent pieds nus. Partout, une forme de désolation mêlée à une certaine anarchie. Nous faisons le tour du camp avant de rallier, à quelques centaines de mètres, la ville d’Atmé au flanc de laquelle le camp a été établi.
Nous arrivons chez l’ami d’une connaissance. Cinq hommes sont réunis dans un modeste majlis, un « salon » ouvert aux visiteurs n’appartenant pas à la famille. La discussion s’engage. La parole se délie. Le pourquoi de la révolte, les doléances du peuple, le refus de l’oppression… Puis le premier mort originaire d’Atmé abattu dans la région de Damas qui va propulser la ville dans la contestation. Plusieurs manifestations auront raison des représentants du régime qui quittent rapidement la ville. En représailles, elle subira un bombardement de l’aviation. Le témoignage d’un de nos interlocuteurs nous ramène à la situation actuelle. Il souhaite nous parler des milices jihadistes avec lesquelles les relations commencent à se tendre. L’objet de sa préoccupation : l’Etat Islamique d’Irak et du Levant (EIIL), groupe armé proche d’Al Qaïda qui s’emploie à répandre son influence et sa conception rigide de l’islam au nord de la Syrie. Il reconnaît que les combattants de cette organisation ont joué un rôle important dans de nombreux affrontements avec l’armée assadienne. Mais il critique la prétention de l’organisation djihadiste à imposer sa loi dans les territoires libérés. C’est l’une des interrogations qui reviendra chez plusieurs de nos interlocuteurs. Comment gérer les relations avec certains combattants étrangers, qui ont envie d’en découdre avec le régime, mais qui se retrouvent parfois sous l’autorité de seigneurs de guerre… dont le comportement suggère qu’ils pourraient être infiltrés par les redoutables moukhabarates, les services secrets du régime.
En début d’après-midi, retour au camp. Nous entrons dans l’abri de fortune d’Abu Ahmed. Père de quatre enfants, c’est aussi un ancien de Tadmur où il a passé 15 longues années. Il nous raconte son calvaire. Originaire de la ville de Ma’arat al-No’man dans le Nord-ouest du pays, il a du quitter sa demeure après que la maison de ses deux voisins ait été visée par des obus. L’histoire qu’il relate ressemble à toutes les autres. Un régime féroce, une aspiration à la liberté, puis un soulèvement et enfin une implacable répression. Ses deux frères et son neveu font partie des « martyrs de la Révolution ». En novembre dernier, il quitte la ville avec sa famille. Les premiers mois seront particulièrement durs. Sous des tentes, confrontés à la faim et au froid hivernal. Il nous raconte ces soirs où à plusieurs, ils ont du veiller toute la nuit pour maintenir les crochets de la tente afin d’éviter qu’elle ne s’envole.
Au fil des discussions, on remarque qu’au delà du dénuement total, c’est l’incompréhension voire la rage froide qui s’expriment chez beaucoup. « Comment peut-on laisser à ce point un peuple se faire décimer? N’y a-t-il pas là non-assistance à population en danger ? » s’interrogent-ils. Beaucoup expriment une forme d’exaspération d’avoir vu « cents personnes défiler » mais n’avoir jamais vu les améliorations qu’elles leur avaient promises. La rancœur la plus forte est exprimée par Amène, une jeune femme d’une vingtaine d’années, à qui nous rendons visite. Elle porte dans sa chair les conséquences du bombardement du foyer familial. Touchée au pied, elle a été amputée d’une jambe. Son autre jambe souffre de multiples fractures. Son témoignage est poignant. Il reflète cette impression d’abandon dont souffre tout un peuple. On est ici loin des discours tout faits et d’une prétendue omniprésence qataro-saoudienne. Certes, nous avons pu le constater, le soutien de certains pays du Golfe est réel en matière humanitaire. Mais les aides qui parviennent aux déplacés sont loin de satisfaire leurs immenses besoins. En revanche, s’agissant des armes, tous s’accordent à dire, notamment Abu Yousef un ancien gradé du régime en contact avec l’état-major de l’Armée syrienne libre, qu’il n’y a quasiment eu aucune livraison.
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Dans le camp de réfugiés d’Atmé, comme parmi les déplacés établis à Rohaniyé ou Killes, le sentiment domine que la révolution syrienne a été bradée sur l’autel des intérêts des grandes puissances. Au cœur d’un jeu régional dont ils ont la conviction d’être cyniquement pris en otage, ils s’en remettent à Dieu, entre foi et résignation. En répétant cette phrase, expression des regrets et du désespoir de la révolte : « Y’a Allah menna ghayrak y’a Allah », « Ô Dieu, nous n’avons personne d’autre que toi ».
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