Bruno Tertrais : «En Syrie, le recul américain a fourni un tremplin à Daech»

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En 2013, les États-Unis renonçaient à répliquer aux attaques chimiques syriennes. Un revirement aux lourdes conséquences selon le spécialiste de géopolitique.

 

 

Considéré comme un moment historique dans le conflit syrien, le nonrespect par Barack Obama de la « ligne rouge » chimique dans la banlieue de Damas en août 2013 a laissé des traces profondes dans les relations internationales. La volte-face américaine a changé le cours de la guerre, érodé la confiance des alliés de Washington dans la parole américaine et abîmé la relation avec la France. Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, lui a consacré une étude. Alors que la France organise le 23 janvier une conférence pour l’interdiction des armes chimiques, il revient sur ce tournant de la guerre en Syrie.

LE FIGARO. – Avec le recul, comment analyser le spectaculaire recul de Barack Obama en août 2013 lors de l’utilisation d’armes chimiques par le régime syrien ? Le président américain a changé d’avis en quelques heures alors qu’il avait promis de ne pas laisser ce nouveau massacre chimique impuni ?

Bruno TERTRAIS. – En fait, Barack Obama avait toujours été hésitant. N’oublions pas qu’il avait été élu pour mettre fin aux guerres de l’Amérique. Il avait gagné contre deux candidats – la démocrate Hillary Clinton et le républicain John McCain – qui avaient soutenu la guerre en Irak en 2003. Il s’est senti enfermé par ses généraux dans le conflit afghan. Et il considérait que la Libye était devenue, je cite, un « merdier » après l’intervention militaire de 2011. Obama redoutait que des frappes en Syrie n’entraînent les États-Unis dans un nouveau conflit sans solution, et aussi qu’elles aient un impact négatif sur sa stratégie de rapprochement avec l’Iran. Mais il avait affirmé haut et fort en 2012, de manière certes improvisée mais solennelle, que sa réticence disparaîtrait en cas d’attaque chimique, sa fameuse « ligne rouge ». Or c’est ce qui s’est passé un an plus tard à la Ghouta, en août 2013. Les États-Unis, la France et la GrandeBretagne se sont donc préparés à intervenir. Mais Barack Obama s’est senti prisonnier d’un raisonnement qui n’était pas le sien. Au fond, son refus ressemble à un acte de révolte, à une rébellion contre ce qu’il appelait « le manuel de Washington », selon lequel un président ne devrait pas craindre d’utiliser la force pour restaurer ou rétablir la crédibilité des États-Unis. L’affaire de la « ligne rouge » d’août 2013 est aussi un accident de l’histoire. En refusant à David Cameron le droit d’intervenir, la Chambre des communes britannique a fait basculer les choses. Lâché par son plus proche allié, Barack Obama s’est senti obligé de passer lui aussi par son Parlement. Sa décision est donc compréhensible, mais regrettable. Son revirement a été très coûteux, en termes de réputation, pour les États-Unis.

La France aurait-elle pu frapper seule ?

Techniquement, cela aurait été possible. Les ravitailleurs étaient en vol et les avions en bout de piste, prêts à décoller. Les responsables étaient très déterminés. À Paris, l’attaque de la Ghouta avait été considérée comme un tournant. La volonté de « punir » le régime contenait une dimension morale. Mais il s’agissait aussi de réduire la menace en neutralisant certaines capacités du régime. En rétablissant la dissuasion, Paris espérait aussi qu’une action militaire symbolique changerait le cours de la guerre. Enfin, la France voulait revenir dans le jeu syrien. Quand les Américains ont reculé, les décideurs français ont été choqués. Mais il n’a jamais été question d’agir sans les États-Unis. Le raid n’avait pas été planifié pour cela. La France aurait en outre eu des problèmes de moyens si l’opération avait dû être renouvelée. La décision était aussi politique: François Hollande pensait que la France seule n’avait pas la légitimité suffisante pour agir.

Quelles ont été les conséquences de la décision américaine ?

Elles concernent d’abord la Syrie. Au lieu de donner un coup d’arrêt symbolique à l’offensive d’un régime qui était alors en difficulté, la décision américaine, ainsi que le plan de désarmement, a conféré une nouvelle légitimité à Assad. Elle a plongé la rébellion dans le désespoir. Le développement des forces djihadistes découle en partie du sentiment d’abandon ressenti par l’opposition : le recul américain a fourni un tremplin à Daech. Enfin, la réputation des ÉtatsUnis à l’étranger a été dégradée. Les pays du Golfe se sont interrogés sur l’efficacité du protectorat américain. L’influence américaine au Moyen-Orient s’est érodée. En revanche, la décision de Barack Obama n’a pas eu, comme il l’espérait, de conséquences positives sur les relations politiques entre les ÉtatsUnis et l’Iran. Il a donc perdu sur les deux tableaux.

Et pour la relation franco-américaine ?

La coopération dans le domaine militaire et dans celui de la lutte antiterroriste n’a pas été affectée. La confiance entre Barack Obama et François Hollande a en revanche été brisée. Il faut dire que les perspectives des deux présidents étaient très différentes. Hollande pensait qu’une action militaire aurait changé le cours de la guerre… Et Obama était persuadé du contraire. Ce différend a-t-il eu la même ampleur que celui qui avait été causé par la crise de Suez en 1956, comme on l’a parfois dit ? Non. Cela aurait peut-être été le cas en l’absence de changement politique dans les deux pays. Mais Donald Trump et Emmanuel Macron ont tous deux adopté des postures différentes de leurs prédécesseurs. Le premier a lancé une frappe militaire contre une base syrienne en avril 2017 après une nouvelle attaque chimique. Quant au second, il a confirmé que l’utilisation d’armes chimiques constituerait une « ligne rouge » que la France se chargerait de faire respecter, mais il a ajouté qu’elle agirait seule si nécessaire. De la part de Macron, c’est une posture forte et bienvenue. Les deux présidents ont aussi rétabli un consensus franco-américain sur le sujet.

Le renoncement américain a-t-il eu des répercussions ailleurs ?A-t-il par exemple favorisé l’annexion de la Crimée par la Russie ou encouragé le programme nucléaire nord-coréen ?

C’est ce que pense l’ancienne équipe de François Hollande. Que Vladimir Poutine a été encouragé à agir en Ukraine, que l’Iran et la Corée du Nord ont pu résister plus facilement à l’Occident, les menaces américaines n’étant plus suivies d’effet. C’est peutêtre vrai, mais ce n’est pas démontrable. Personne ne peut assurer que l’annexion de la Crimée n’aurait pas eu lieu sans la Ghouta. Et c’est pareil pour l’Iran ou la Corée du Nord. On ne sait pas. Le seul bénéfice de cette crise a été pour l’image de la France : nous sommes apparus, aux yeux de nombreux pays arabes, comme un partenaire fiable et courageux. Un peu comme en 2003… Mais pour des raisons diamétralement opposées !

Quelles leçons Paris a-t-il retirées de la crise ?

À mon sens, l’expérience a validé ce qui est le fondement de la démarche stratégique française depuis la fin des années 1950 : nous sommes alliés avec les États-Unis, mais ne pouvons pas compter sur eux en toutes circonstances.

La « ligne rouge » d’Obama est-elle le moment le plus important de la guerre en Syrie ?

Elle en est certainement l’un des deux grands tournants, avec l’appel à l’aide lancé par Bachar el-Assad à l’Iran et à la Russie au printemps 2015.

Le Figaro 

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