boualem Sansal : « Où va l’Europe ? »

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Le grand écrivain algérien*, réputé pour son indépendance d’esprit, et qui vit en Algérie envers et contre tout, est tourmenté par le destin du Vieux Continent. L’UNION européenne ne s’assume pas comme puissance et se renie comme civilisation, juge-t-il.

 

 TRIBUNE

Avant de chercher cela, demandez-vous d’abord : qui la pilote ? Comme j’ai eu moi-même à le constater, vous ne tarderez guère, chers amis de là-bas, à découvrir que personne autour de vous ne le sait et ne sait même comment le trouver pour apprendre de lui ce qu’il voudra bien vous révéler : quel est son nom, qui l’a mandaté, où vous mène-t-on et s’il le sait lui-même, qu’il le dise : c’est quoi l’Europe et à quoi elle sert dans le schéma mondial dominé par l’équipe gagnante du millénaire, les onze vraies grandes puissances : les USA, la Chine, l’Allemagne, la Russie, le Royaume-Uni, Israël, la Turquie, l’Iran, le Qatar, l’Arabie, la Corée du Nord. La volonté de puissance et de domination est un cardinal essentiel de leur personnalité.

Les questions sont ainsi, une fois lâchées, elles se hèlent les unes les autres avec une urgence fiévreuse dans le ton.

À un certain niveau d’ignorance et de déception, on est condamné à imaginer le pire et le pire n’a pas de fin. Dans ce territoire perdu situé entre le Maroc et la Tunisie, d’où je vous adresse cette alerte, je peux vous le dire, le pire est passé par-là et n’a rien laissé derrière lui, rien. Chacun doit au moins savoir cela pour sa gouverne : c’est quoi, le pire chez lui et à quel stade il est ?

On peut en disputer encore et encore mais à un moment il faut s’arrêter et reconnaître la réalité : l’Europe a toutes les apparences d’une chose qui n’existe pas, n’a jamais existé, comme Europe, la déesse aux grands yeux de la mythologie grecque qui lui a donné son nom. Soit dit en passant, Arès, le dieu de la guerre, eût été tout désigné pour l’accompagner, il aurait transmis un peu de vigueur aux enfants de la belle. La guerre et la gloire, il n’y a que ça de vrai et tout l’art du guerrier est de ne la faire que pour gagner, et en cas de doute quant à son issue, la rendre impossible jusqu’à ce que le vent tourne à son avantage.

C’est rageant de s’être tant questionné pour au final se voir moins avancé qu’au départ où au moins on avait des illusions et le plaisir d’y croire.

Oublions cette Europe, la mythique, enlevée et abusée par Zeus puis offerte en cadeau de mariage à un mortel qui n’avait rien de fameux, le roi de Crète, et l’historique, trahie par les siens et livrée au moloch de Wall Street, et regardons un peu cette chose pénible, bien réelle elle, l’Union européenne, une colonie marchande inféconde, sans peuple ni mythologie mais avec un drapeau et un hymne, des institutions dans tous les coins et des démembrements à tous les étages, le tout actionné à hue et à dia par des officiers de la coloniale insipides et arrogants : « Je vous administre de loin, je n’ai pas à venir vous visiter et manger le même pain que vous. » Avez-vous entendu cela ? Moi, si, et ça m’a rappelé un temps que les moins de 20 ans…

Quel roi français, de Clovis Ier à de Gaulle Ier en passant par François Ier et Napoléon Ier, aurait accepté de voir pareils énergumènes venir lui en conter, l’abreuver de reproches, lui dicter des mesures drastiques et le sommer de se le tenir pour dit ? Quel roi, quelle gracieuse majesté britannique les aurait seulement reçus ? Aucun, aucune, la cruauté ne leur a jamais fait défaut, ceux-là. Dieu et mon droit, est leur foi. Les Allemands ont cédé et payé, certes, mais au seul titre des réparations imposées par les vainqueurs. Il n’est plus interdit de le penser aujourd’hui, ils n’ont payé que pour relever les économies de leurs victimes et s’enrichir de nouveau sur leurs dos. Cette nation conquérante, convertie au pacifisme stratégique, n’a jamais eu de difficultés à se faire des ennemis à envahir et à ruiner. Bon sang ne saurait mentir mais il peut jurer ses grands dieux ; la taqiya n’est pas qu’islamique. Les vainqueurs ne comprendront jamais rien aux ruses des vaincus, gagnants en dernier ressort car ils ont en main les instruments de la vengeance finale : la victimisation radicale, la persécution morale et le jugement de Dieu. Malheur aux vainqueurs ! écrivait Boris Cyrulnik.

En poursuivant le raisonnement et en vous souvenant que mettre dans le même espace de confinement des Latins, des Germains, des Vikings, des Slaves et des Magyars, ainsi que leurs émigrés africains, maghrébins, turcs, asiatiques, vous arriverez à la même conclusion que moi, la réaction nucléaire est au programme. Faire de grandes nations ayant vocation planétaire des provinces d’arrière-pays, est-ce leur vouloir du bien ? Arrivera le jour où on jurera qu’il n’y a jamais eu ici ni Europe ni autochtones, ni rien autour, ils auront été vaporisés dans le maelstrom, laissant place libre pour d’autres occupants, d’autres histoires.

Si on ne sait pas répondre à une question, on la prend par sa forme conjuguée, parfois ça marche. En l’occurrence, la forme conjuguée de « Où va, l’Europe ? » est « Où ne va pas, l’Europe ? ». Vu ainsi, tout devient simple, et les réponses et les mots pour les dire viennent aisément, il suffit ensuite de les inverser : faillite, régression, voie de garage, mur, dépôt de bilan, trou noir, liquidation avant fermeture, changement de propriétaire… qui sont bien les antonymes des mots en usage à Bruxelles : succès, progrès, paix et croissance, horizon lumineux, humanité heureuse, etc.

Avant toute fin est un point qu’il importe de repérer avant de poser le pied dessus, le point de non-retour. En ce lieu d’hébétude noire, on comprend d’un bloc tout ce que nos yeux et nos oreilles avaient refusé de voir et d’entendre quand les alarmes pleuvaient et que nous avions les moyens, hérités de nos pères, d’être notre propre assureur. On périt toujours par où on a péché, la perte de la confiance en soi est un grand malheur, autant que l’octroi de sa confiance à ses associés en affaires.

La bonne idée serait de tout changer, le bateau, le pilote et ce pauvre mythe d’une Europe heureuse dans un monde de barbares, mais parfois résoudre un problème revient à en créer un autre, plus grand, chose bien connue des bricoleurs du dimanche. Il faudrait probablement aller plus loin, repenser notre vision du monde et l’utilité de notre présence sur terre.

En fait, le raisonnement était vicié au départ. « Où va, l’Europe ? » n’est pas vraiment une question à poser, le futur n’est pas une destination, la nation n’est pas un bateau et le pilote n’est pas une personne mais un système, une raison froide servie par des machines électriques. La question exprimerait un ressenti, une angoisse sourde qui aurait à voir avec la respiration du peuple, les vibrations du sol, le comportement étrange des animaux, le climat qui chiffonne les cœurs.

L’inversion des pôles est en chemin, il faut le savoir. L’hyper organisation écrase l’humain en tant qu’individu en ses divers âges, en tant que couple, groupe, communauté, nation, et fatalement bride la vie et l’éteint, elle ne connaît que des catégories juridico-administratives : employés, consommateurs, entrepreneurs, foyers fiscaux, migrants, retraités, LGBT, chômeurs détachés, autres… des gens à la base c’est sûr mais beaucoup ne le savent pas, le lavage de cerveau les a aseptisés, ils croient être des numéros de sécurité sociale, des codes secrets tatoués sur disque dur, des émoticônes sur lesquels il faut cliquer pour avoir du son.

Les rebelles devront travailler dur pour ne pas se laisser voler leur âme et leur pays. L’Europe n’existe pas mais rien n’interdit d’en rêver, de la bâtir aussi mais comme jadis on construisait une maison commune au centre du village, avec de bons matériaux et des sentiments qui ont cristallisé sur des siècles, la fraternité, la confiance, le respect, pas à coups de traités qui ne sont que la traduction de rapports de force vulgaires et de programmes ad hoc qui fabriquent des assistés compulsifs et des ayants droit condamnés à faire le pied de grue devant les guichets des administrations, ce que nos États respectifs font déjà très bien pour notre malheur et celui de nos enfants. « Orwell, au secours, ils remettent ça ! », a-t-on envie de crier.

Une suggestion avant le point de non-retour ? Oui, démantelez l’UE, vaccinez ses chantres, décontaminez les lieux, lancez des programmes de réinsertion de ses fonctionnaires dans la vraie vie, et le reste viendra de lui-même, la raison reprendra du service, on se souviendra qu’à part les grands rois, les religions en leur début et d’immenses batailles qui ont fait trembler la terre des décennies durant et fait couler des torrents de sang, personne au monde ne sait comment on fabrique des peuples et comment on les accouple pour engendrer un peuple nouveau, supérieur en nombre et en volonté, donc dangereux pour les voisins.

Il faut se donner le temps de méditer la lamentable machination qui a fabriqué le monde dit arabe et l’a chargé d’un messianisme hors sujet, à partir de peuples modestes, sans ambition aucune, berbères, égyptiens, irakiens, syriens, libanais, palestiniens, yéménites, jordaniens, saoudiens, koweïtiens, omanais, qataris, ayant chacun son identité et son histoire bimillénaire. Ils sont aujourd’hui 430 millions d’Arabes pris dans une fiction apocalyptique, conçue pour eux par… oui par qui ? Ils naissent sous X, vivent sous X et meurent sous X. Alors, bientôt des Européens sous Y… ou sous US-Woke ?

À part continuer de s’entretuer à l’aveuglette, sous le regard ombrageux de la Ligue arabe et celui très vigilant de la Ligue islamique, on voit mal ce qu’ils pourraient faire pour se libérer du sortilège et retrouver leurs identités et leurs souvenirs d’avant la conversion cataclysmique.

Pour le moment, Dieu merci, les Français et leurs petits voisins, belges, italiens, suédois, espagnols, etc., savent encore à peu près qui ils sont et de quoi est fait leur pain quotidien mais savent-ils ce qu’ils seront – comment le sauraient-ils avec si peu de mémoire – lorsque l’Europe conjuguée sera arrivée à destination ?

*Auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages, Boualem Sansal a été révélé par « Le Serment des barbares » (Gallimard, 1999) et a ensuite publié, notamment, « Le Village de l’Allemand ou Le Journal des frères Schiller » (Gallimard, 2008), couronné par quatre prix, « 2084. La Fin du monde » (Gallimard, 2015), grand prix du roman de l’Académie française, et « Le Train d’Erligen ou La Métamorphose de Dieu » (Gallimard, 2019). Dernier roman paru : « Abraham ou La Cinquième alliance » (Gallimard, coll. « Blanche », 2020, 288 p., 21 €).
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