Parti du port de Tartous, l’Ezadeen, transporteur de bétail, a été pris en remorque par la marine italienne le 1er janvier 2015, après avoir été abandonné par son équipage avec 360 migrants clandestins syriens à bord
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Au moment où tous les yeux sont braqués sur la Méditerranée et les drames qui s’y déroulent au quotidien, provoquant à chaque fois la mort de dizaines ou de centaines d’émigrants clandestins, on ne peut passer sous silence le rôle joué par Bachar al-Assad – étrangement oublié par un article du Monde.fr – dans l’approvisionnement des réseaux de passeurs clandestins.
Parti du port de Tartous, l’Ezadeen, transporteur de bétail, a été pris en remorque par la marine italienne le 1er janvier 2015, après avoir été abandonné par son équipage avec 360 migrants clandestins syriens à bord Parti du port de Tartous, l’Ezadeen, transporteur de bétail, a été pris en remorque par la marine italienne le 1er janvier 2015, après avoir été abandonné par son équipage avec 360 migrants clandestins syriens à bord Certes, s’il avait été interrogé lundi 20 avril à ce sujet sur France 2, l’intéressé n’aurait pas manqué de botter en touche en ironisant. Il se serait interrogé sentencieusement, comme il sait si bien le faire, sur la présence, au côté de nombre de ses compatriotes, d’émigrés en provenance des pays les plus misérables d’Afrique dans lesquels il n’a jamais mis les pieds. Il se serait interrogé sur les routes qu’il aurait pu emprunter sans se faire remarquer pour conduire la foule des candidats au départ vers l’un des ports de fortune installés le long de la rive sud de notre mer commune. Il aurait pu s’interroger sur la nature du contrôle qu’il pourrait bien exercer, depuis le palais où il se cache à Damas, sur les rives où des milliers de Syriens s’embarquent dans l’espoir de trouver ailleurs ce qu’ils ne trouvent plus chez eux.
Mais il était inutile de lui poser une telle question. Il lui aurait répondu, comme aux autres, par des contre-vérités ou des mensonges. Elle se serait heurtée, comme les autres, au déni de toute responsabilité qui le caractérise. Mieux vaut donc s’en remettre aux chiffres et aux faits.
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Les chiffres concernant les réfugiés syriens sont accablants
Selon le Haut-Commissariat pour les Réfugiés des Nations Unies (UNHCR), 9 millions de Syriens ont fui leur domicile entre mars 2011 et octobre 2014. Un peu plus des 2/3 d’entre eux, 6, 5 millions environ, ont trouvé abri ailleurs dans le pays, au sein de leur famille, dans des appartements vacants, dans des centres d’accueil provisoire… Le reste, autour de 3 millions, se trouve désormais hors de Syrie, généralement dans des camps ouverts à leur intention en Turquie, au Liban et en Jordanie, mais également, pour les plus fortunés d’entre eux, dans un grand nombre de villes du monde arabe, où ils louent des maisons ou s’entassent dans des chambres d’hôtel.
Au 14 avril 2015, le même organisme estimait à près de 4 millions – exactement 3.988.857 personnes, parmi lesquelles 11.319 en attente d’enregistrement – le nombre des Syriens recensés comme réfugiés dans les pays arabes et en Turquie. Dans les différents pays du Moyen-Orient, ils étaient 2,2 millions, répartis entre l’Egypte (133.862), l’Irak (247.861), la Jordanie (628.427) et le Liban (1.196.560). Ils étaient plus de 1,7 million en Turquie (1.758.092). En Afrique du Nord, ils étaient officiellement 24.055.
Avec le prolongement de la guerre, certains ont désespéré de pouvoir un jour regagner leur pays et leur maison. Ne supportant plus les conditions de vie exécrables imposées dans les camps par les restrictions au droit de circulation, une promiscuité de tous les instants et l’insuffisance des structures sanitaires, ou ne disposant plus des moyens d’assurer par eux-mêmes leur logement pour une période qu’ils n’auraient jamais imaginée aussi longue, ils ont sollicité leur accueil dans un pays étranger, de préférence occidental. Déboutés ou las d’attendre, ils ont cherché à gagner clandestinement le territoire européen le plus proche, en espérant ne pas en être refoulés.
Dans un rapport de juillet 2014 – « Syrian Refugees in Europe. What Europe Can Do to Ensure Protection and Solidarity » -, l’UNHCR affirmait que, « depuis le début du conflit en mars 2011, quelque 123.600 Syriens ont trouvé asile en Europe, dont 112.170 dans l’Union Européenne, en Norvège et en Suisse », un nombre extrêmement faible si on le rapporte à celui des réfugiés syriens dans les pays voisins de la Syrie.
Les demandes d’asile n’étant acceptées qu’en nombre limité – 6.400 en 2011, 23.400 en 2012, 51.500 en 2013 et 30.700 entre janvier et mai 2014 -, on a naturellement retrouvés ces réfugiés par centaines à bord d’embarcations de fortune qui tentaient de rejoindre, au départ des rives orientales et méridionales de la Méditerranée, les pays d’Europe les plus accessibles : l’Italie (plus de 160.000 arrivées) et la Grèce (près de 40.000). Ils espéraient gagner de là la Suède et l’Allemagne, qui ont reçu à elles seules 56 % des nouvelles demandes d’asile, ou l’un des rares autres pays disposés à leur ouvrir plus ou moins généreusement leurs portes : la Bulgarie, la Suisse et les Pays-Bas (14 % des demandes).
Selon l’UNHCR, les Syriens, avec 60.051 personnes, étaient la population la plus fortement représentée parmi les 204.407 émigrants clandestins ayant accosté sur les rives européennes en 2014, un nombre dix fois plus élevé qu’en 2012.
Il y a tout lieu de redouter qu’ils aient été de ce fait la nationalité ayant acquitté le prix le plus élevé de cette aventure en terme de vies humaines… Sachant qu’à plusieurs reprises, des sauveteurs turcs ou italiens sont intervenus au profit d’embarcations dans lesquelles des centaines de Syriens avaient pris place.
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Les raison de cette dramatique situation sont tout aussi accablantes.
Si l’ensemble des parties qui s’affrontent aujourd’hui en Syrie portent une part de responsabilité dans cette situation, soit en raison de mesures d’expulsion volontaires de certaines catégories de population, soit du fait de la dégradation de la situation sécuritaire dans les zones que les uns et les autres contrôlent, il est incontestable que Bachar al-Assad est le principal responsable de cet état de fait. C’est la brutalité de la répression militaire et sécuritaire qu’il a immédiatement déclenchée, en réponse aux revendications politiques de sa population, qui a initié les mouvements de déplacement de populations qui ont finalement débouché sur le départ en exil de millions de ses compatriotes.
En ouvrant le feu sur les manifestants désarmés, en arrêtant par milliers les activistes et les opposants, en torturant à mort les premiers dans ses prisons et en expulsant les seconds au terme de leur détention, il a poussé des familles entières à fuir leur ville ou leur village pour se mettre à l’abri des représailles.
En poursuivant de sa vindicte les déplacés, en prenant pour cible les camps de réfugiés installés près des frontières, en assiégeant les villes révoltées, en les privant d’eau, de gaz, de nourriture et de médicaments, en bombardant les quartiers d’habitation « libérés » par les révolutionnaires, en y détruisant les infrastructures scolaires et les établissements de santé, il a conduit ces mêmes familles et d’autres à fuir la Syrie et à chercher asile dans un pays voisin.
En procédant à des massacres sur des bases confessionnelles, en chassant des populations entières de quartiers ou de villes ayant finalement accepté les « trêves », en expulsant les derniers habitants de certains quartiers particulièrement sensibles, sous le prétexte avoué de procéder à leur reconstruction, mais en réalité pour modifier autoritairement les équilibres ethniques et communautaires dans les zones encore sous son contrôle, il a encore alimenté le flot des réfugiés.
En voulant récupérer par la force les réfractaires au service militaire et ceux dont il avait besoin pour assurer la défense de son « territoire », il a indirectement incité des centaines de ses partisans à fuir à leur tour la Syrie. Petit à petit, poussés et repoussés, les Syriens dont il ne voulait plus ou qui ne voulaient plus mourir pour lui se sont retrouvés hors de leur pays.
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Ce faisant, Bachar al-Assad a mis en œuvre une stratégie délibérée. Jusqu’à présent, elle ne lui a rien coûté en terme de sanctions. Il n’y renoncera donc pas de sitôt. Elle lui permet de débarrasser la Syrie de populations dont il ne veut plus, d’une part parce qu’elles sont sunnites, d’autre part parce qu’elles ne lui sont guère économiquement utiles. Par ailleurs, il met ainsi en application sa menace d’exporter le trouble et le chaos dans les pays voisins. A tout le moins, il les pénalise en imposant à leur économie un fardeau dont ils se seraient bien dispensés. Éventuellement, il pourrait entraîner les moins stables d’entre eux – le Liban en particulier – dans une phase de confrontations intérieures qui aurait le gros avantage de soustraire la Syrie du feu des projecteurs et de modifier, pour les parrains occidentaux de ce pays, l’ordre de leurs priorités régionales.
On l’a dit et redit : il est inutile d’imaginer venir à bout du problème que pose l’Etat islamique sans mettre hors d’état de nuire celui qui en a favorisé l’apparition, et qui contribue aujourd’hui, par ses agissements, à pousser vers Da’ech des candidats au djihad en provenance de tous les coins du monde. Il est tout aussi inutile d’imaginer répondre au drame que vivent en exil des millions de Syriens, et de prévenir la prise de risques inconsidérés de la part de dizaines de milliers d’entre eux candidats à l’émigration clandestine, sans mettre un terme à la stratégie de nuisance de Bachar al-Assad dans ce domaine.
Jusqu’ici refusée par les Américains, et malheureusement hors de portée des Amis de la Syrie les mieux intentionnés, la « zone sûre » réclamée par les Turcs, assortie d’une « zone de non-survol », finira par s’imposer comme la réponse la moins déraisonnable à la volonté de vivre libres et dignes qui pousse tant de Syriens à affronter la mort – et trop souvent à la trouver – en Méditerranée.