propos recueillis par Paul Sugy
LE FIGARO.- Quel regard portezvous sur l’histoire de la Russie ?
Vladimir FÉDOROVSKI.- Notre histoire est d’une férocité absolue. Alexandre Iakovlev la résume en trois chiffres : 25 millions de morts sous Lénine, Trotski et Staline ; 27 millions au cours de la Seconde Guerre mondiale (dans ma propre famille, 9 enfants sur 10 n’ont pas survécu à la guerre) ; et, au lendemain de la chute de l’URSS, une inflation de 2 500 %. Aucun de ces chiffres n’est accessible à l’entendement humain : les souffrances de mon peuple dépassent l’imagination. Il y a, enfin, une continuité qui échappe à ces drames : c’est celle d’une civilisation qui a donné Tchaïkovski et les ballets, ainsi que des écrivains comme Tolstoï ou Dostoïevski.
Vous avez rencontré Poutine au début des années 1990 lorsqu’il n’était encore que collaborateur du maire de Saint-Pétersbourg, Anatoli Sobtchak. Auriez-vous pu alors imaginer son avenir ?
Non, je ne l’aurais jamais imaginé. Poutine était un homme qui dissimulait, qui ne montrait pas sa force au premier abord. Il était encore agent du KGB à l’époque, et connaissait parfaitement les techniques des services secrets pour mettre à l’aise un interlocuteur, par mimétisme : Poutine reproduisait les gestes de ceux avec qui il discutait et gagnait tranquillement leur confiance.
Vous écrivez que Poutine est « le premier tsar du XXIe siècle. » Qu’entendez-vous par là ?
Le président de la Russie assume une figure presque monarchique. Il est convaincu que ce pays a besoin de stabilité politique, et il a voulu l’incarner, reprenant à son compte toute la mythologie politique russe, cet inextinguible désir de grandeur et de renaissance qui transcende les âges et les régimes. Ce n’est pas exactement l’approche que j’ai moi-même de la vie politique russe. Mais chez nous, Staline est plus populaire encore que Pierre le Grand ! Les Russes ne veulent plus entendre parler des crimes des Soviétiques. Pour eux, Staline a sauvé le monde d’Hitler, et sa figure imposante fascine mes contemporains. Il incarne un communisme plus intransigeant, qui tranche avec la période de corruption généralisée que nous avons connue sous Eltsine. Poutine est aussi un enfant de l’URSS. Il l’a très bien résumé en une phrase : « Celui qui ne regrette pas l’Union soviétique n’a pas de coeur, celui souhaite son retour n’a pas de tête. » Pour lui, la révolution puis la collectivisation ont été des expériences utiles, intéressantes. En outre, 80 % des Russes aujourd’hui sont nostalgiques de l’URSS : Poutine serait bien sot de ne pas en tenir compte. Je maintiens toutefois mes critiques dans deux domaines au moins : l’absence de liberté de la presse en Russie, car nous nous sommes battus pour l’obtenir et aujourd’hui notre pays a besoin qu’un vrai débat d’idées soit rendu possible. Et sur la transformation économique, car nous dépendons encore trop du gaz et du pétrole.
Du « sexpionnage » et autres intrigues croustillantes au temps de l’URSS dont vous saupoudrez votre livre aux hackeurs russes qui s’immiscent dans des élections étrangères, n’y a-t-il rien de nouveau à l’Est en matière de politique étrangère ?
La propagande russe était bien plus subtile du temps de l’URSS. Aujourd’hui, je ne crois pas que les Russes aient joué un rôle significatif dans la présidentielle américaine de 2016. Contrairement d’ailleurs aux Américains qui, en 1996, ont clairement contribué à faire réélire Eltsine ! Lorsque l’on parle de propagande russe, il faut toujours avoir à l’esprit que la propagande n’est pas l’exclusivité d’un camp ou de l’autre. S’agissant du Moyen-Orient, Poutine a repris à son compte la politique que menait autrefois l’URSS. Les fondements de cette vision stratégique sont antérieurs à 1917. Poutine assume l’idée que la Russie est un bouclier face à l’islamisme, ce qui date au moins de l’époque d’Ivan le Terrible au XVIe siècle. En témoigne son soutien inébranlable apporté aux chrétiens d’Orient. J’ai été frappé, lors d’un voyage au Caire, de retrouver le portrait du président russe exposé partout dans les souks. En la matière, Poutine s’appuie beaucoup sur son véritable bras droit, qui n’est pas Medvedev mais Cyrille, le patriarche de Moscou au discours très véhément sur le monde occidental.
Vous soutenez que l’on assiste à une résurrection de la guerre froide teintée d’improvisation et d’amateurisme…
Les règles qui permettaient de maintenir un équilibre pendant la guerre froide ont été abolies. Les Américains ont sous-estimé la capacité des Russes à renouveler en un temps record leur modèle d’armée, peut-être aujourd’hui devenue la plus puissante du monde. Les sanctions commerciales contre la Russie n’ont fait que renforcer Poutine alors qu’elles étaient censées le déstabiliser : ces sanctions ont atteint en premier lieu les oligarques russes, pour qui le peuple nourrit une haine viscérale. Tout cela montre une absence totale de vision chez les Occidentaux. Le désintérêt de l’Ouest pour les Russes a précipité ces derniers dans les bras de la Chine. Les Occidentaux doivent rechercher une politique qui corresponde à leur intérêt. L’urgence est à la lutte contre le terrorisme, qui réclame une coalition internationale dont les Russes ne soient pas exclus, ainsi qu’ils l’ont été au moment du conflit yougoslave. À l’époque, le mépris de Clinton à leur égard ne leur a pas plu du tout, ils se sont sentis humiliés. De même que, en 2014, mes compatriotes n’ont pas apprécié qu’Obama, lors de son discours à l’ONU, mette sur le même plan la Russie et le virus Ebola parmi les principales menaces qui pèsent sur le monde !
Cela existe-t-il, vraiment, un « peuple russe »? Au sens d’opinion publique, de source légitime du pouvoir; et de contre-pouvoir?
Ne serait-ce pas, plutôt, une masse inerte, sorte de masse de « serfs-âmes mortes », re-vêtus au goût de l’époque?
Cela existe-t-il, vraiment, un « peuple russe »? Au sens d’opinion publique, de source légitime du pouvoir; et de contre-pouvoir?
Ne serait-ce pas, plutôt, une masse inerte, sorte de masse de « serfs-âmes mortes », re-vêtus au goût de l’époque?