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Le chrétien Joseph Aoun, chef de l’armée, fait figure de favori. Mais les partis politiques font traîner le processus dans un contexte de bouleversement régional.
Les députés libanais sont convoqués ce jeudi 9 janvier pour une énième séance parlementaire destinée à élire un président de la République. Le poste est vacant depuis la fin du mandat de Michel Aoun en octobre 2022. Mais à quelques heures de l’échéance, les Libanais étaient sceptiques sur la possibilité que soit mis fin à la vacance qui dure depuis plus de deux ans à la tête de l’exécutif, malgré la forte pression , diplomatique en ce sens qui s’est manifestée ces derniers jours en provenance de Washington et Paris notamment.
« Il appartient désormais à tous les responsables politiques libanais de prendre leurs responsabilités. En élisant un président, ce sera la première étape vers le redressement économique, social et politique du pays », a plaidé à Beyrouth le ministre français des Affaires étrangères. Surtout, l’élection d’un président est nécessaire à la pérennité de la cessation des hostilités, a ajouté Jean-Noël Barrot en référence à l’accord conclu avec Israël sous l’égide des États-Unis et de la France. Le 27 janvier marquera la fin de la période de 60 jours au cours de laquelle l’armée israélienne est censée se retirer des positions qu’elle occupe dans le sud du Liban afin que les habitants des localités frontalières puissent rentrer chez eux. Le Hezbollah, de son côté, doit céder toutes ses positions au sud du fleuve Litani à l’armée libanaise.
À cet enjeu s’ajoutent les défis gigantesques liés à une crise économique et financière irrésolue depuis plus de cinq ans, auxquels se surimpose la nécessité de panser les plaies d’une guerre extrêmement meurtrière, avec des besoins de reconstruction chiffrés en milliards de dollars. Mais bien que le commandant en chef de l’armée, Joseph Aoun, soit favori (il est soutenu par les États-Unis depuis des mois), son élection ne semble pas davantage garantie que celle de ses adversaires, tant les différents leaders communautaires libanais ont l’habitude de s’arranger avec la Constitution et les échéances démocratiques. Même le gouvernement est en situation d’expédition des affaires courantes depuis les législatives de 2022, qui n’ont pas été suivies par la nomination d’un premier ministre de plein exercice.
« La situation est navrante, car le Liban a désespérément besoin d’un exécutif fort pour pouvoir entamer enfin le processus de restauration de ses institutions, et du respect du cessez-le-feu avec Israël, qui reste très fragile », commente Karim Bitar, professeur de relations internationales à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth.
La présidence de la République est réservée à un chrétien maronite, et l’élection se fait au suffrage indirect à la majorité des 128 parlementaires. Il faut 86 voix pour l’emporter au premier tour et 65 aux tours suivants. Aucune force politique ne détient, à elle seule, les clés du scrutin. Mais le président du Parlement, Nabih Berri, a jusqu’à présent choisi de suspendre les sessions après le premier vote, sans organiser des tours consécutifs pour aller au bout du scrutin. On ignore ses intentions pour la séance de ce jeudi.
Le 14 juin 2023, Jihad Azour, ancien ministre des Finances et directeur régional du FMI, avait obtenu 59 voix tandis que son concurrent, l’ancien ministre Soleiman Frangié, candidat du Hezbollah, en avait recueilli 51. Les deux hommes sont encore en lice. À l’époque, le résultat avait été considéré comme un succès des opposants au Hezbollah, le parti dont la domination politique au pays du Cèdre est allée croissante depuis le retrait de l’armée syrienne du Liban en 2005.
Un an et demi après cette dernière tentative électorale, le parti chiite allié de l’Iran est très affaibli par une campagne militaire israélienne qui a détruit une grande partie de son arsenal. Sa direction politique et militaire a été décapitée, à commencer par son chef Hassan Nasrallah, assassiné le 27 septembre, tandis qu’est ébranlée la confiance de sa base communautaire, jusque-là fondée sur l’idée que la capacité de dissuasion du Hezbollah face à Israël lui servait de protection. La chute du régime syrien, le 8 décembre, a porté un nouveau coup au parti en coupant ses lignes d’approvisionnement terrestres. Bachar el-Assad devait en grande partie son maintien au pouvoir depuis 2011 au soutien de la milice chiite. « Il y a certainement eu un changement de paradigme pour le Hezbollah, mais cela ne veut pas dire pour autant que son camp ne conserve pas une capacité de blocage relative, en étroite collaboration avec son allié Nabih Berri », souligne le spécialiste du Moyen-Orient Karim Bitar.
Lors d’une intervention publique sur les lieux où avait été assassiné cent jours plus tôt Hassan Nasrallah, dans la banlieue sud de Beyrouth, le responsable des relations politiques du Hezbollah, Wafic Safa (qui a luimême survécu à une frappe israélienne le 10 octobre), a voulu se montrer conciliant, à l’image du nouveau secrétaire général du parti, Naïm Kassem, selon qui le Hezbollah veut contribuer à débloquer la crise institutionnelle. Le Hezbollah « n’a pas de veto » contre Joseph Aoun, a dit Wafic Safa, sans toutefois appuyer le candidat officieux des États-Unis. Celui-ci était jusqu’à présent rejeté à ce titre par l’allié de l’Iran.
Le commandant en chef de l’armée a besoin de recueillir au moins 86 voix pour être en mesure de revendiquer un large consensus politique, et de surmonter ainsi le problème constitutionnel lié à l’inéligibilité d’un fonctionnaire de première catégorie. Or, les dirigeants libanais ont tous leurs raisons de ne pas faciliter son accession à la présidence. « Il fait peur à tout le monde », écrit le corédacteur en chef de L’Orient-Le Jour, Anthony Samrani. « À Nabih Berri, parce qu’il n’est pas le genre à faire des petits arrangements. Au Hezbollah parce qu’il incarne un projet de désarmement du parti. À Gebran Bassil car il peut occuper tout l’espace du courant aouniste originel. Et à Samir Geagea car il peut devenir un leader chrétien de premier plan. »
Bassil et Geagea sont les deux principaux leaders chrétiens dont les voix comptent pour la légitimité confessionnelle de la fonction présidentielle. Mais le premier, chef du Courant patriotique libre, fondé par le général homonyme et président sortant, Michel Aoun, et le second, chef des Forces libanaises, une ancienne milice de l’époque de la guerre du Liban (1975-1990) devenu principal parti chrétien, ont chacun intérêt à empêcher l’émergence d’un leadership communautaire concurrent.
« Nous sommes certainement entrés dans une nouvelle ère américaine. Les adversaires des ÉtatsUnis dans la région se sont retirés du jeu. Leur allié (israélien) a vaincu le Hezbollah et Assad est tombé. Je ne vois personne leur tenir tête au Liban », soutient un député chrétien sous couvert d’anonymat. Le chef druze Walid Joumblatt, réputé au Liban pour sa capacité à s’ajuster aux évolutions géopolitiques, est le premier à avoir adoubé publiquement la candidature de Joseph Aoun. Mais la traduction de la nouvelle donne régionale n’est pas forcément immédiate sur la scène politique libanaise, et « comme à l’accoutumée ce sont des tractations de dernière minute qui seront déterminantes », souligne Karim Bitar.