Au deuxième jour de son Assemblée générale, ouverte dimanche 5 janvier dans un hôtel de la grande périphérie d’Istanbul, la Coalition nationale des Forces de la Révolution et de l’Opposition syrienne a connu un psychodrame. Mécontents de la réélection à la présidence pour un second mandat de six mois du cheykh Ahmed al-Jarba, une quarantaine de participants conduits par l’ancien secrétaire général Moustapha Sabbagh ont annoncé leur démission. Il s’agissait pour l’essentiel de représentants des Conseils locaux, du Haut Conseil de Commandement de la Révolution, du Mouvement turkmène, du Forum des Hommes d’affaires, de l’état-major de l’Armée syrienne libre et de quelques « personnalités nationales ».
Cet esclandre s’explique en partie par l’influence concurrentielle exercée sur la Coalition depuis les coulisses par ses deux principaux soutiens politiques et financiers : l’Arabie saoudite, avec laquelle le cheykh Ahmed al-Jarba entretient de longue date des relations privilégiées, et le Qatar, dont l’homme de confiance au sein de la Coalition n’est autre que Moustapha Sabbagh. Mais cet éclat tient aussi à la pression qui s’exerce chaque jour davantage sur les membres de la Coalition, à l’approche de l’ouverture de la conférence dite « Genève 2 ». Alors que le secrétaire général de l’ONU Ban Ki Moon vient d’envoyer les invitations aux Etats et parties concernés, ils savent que, en Syrie, la majorité des opposants et des révolutionnaires dont ils sont censés être la voix à l’extérieur n’attendent rien de cet exercice. Certains d’entre eux ont déjà qualifié de « traîtres » ceux qui accepteraient d’entamer des négociations avec un régime dont ils veulent uniquement la disparition.
Pour se prémunir contre l’accusation d’être de « mauvais perdants », les démissionnaires – dont la liste est accessible ici en arabe – ont justifié leur décision en mettant en avant des motifs politiques : l’éloignement de la Coalition des préoccupations et attentes de la rue syrienne, l’isolement dans lequel elle s’est enfermée, l’emprise exercée sur elle par une faction au détriment des autres, et l’impossibilité de toute amélioration de la situation avec la reconduction de l’équipe en place. Des accusations plus basses ont également été proférées, portant sur la gestion des finances et l’utilisation des soutiens à des fins d’enrichissement personnel ou de concussion…
Pour prévenir un risque de paralysie, puisque les statuts de la Coalition prévoient une majorité qualifiée pour l’adoption de certaines décisions, sa présidence a aussitôt demandé à un comité de quatre membres d’entamer le dialogue avec les démissionnaires. Ils devaient les convaincre, si ce n’est de revenir sur leur décision, du moins de participer, le lendemain, à une séance d’explication. Une demi-douzaine de mécontents ont refusé la moindre concession et quitté le lieu de la réunion. Les autres ont accepté – sans se renier pour autant – de suspendre la diffusion du communiqué qu’ils avaient rédigé pour expliquer leur mouvement d’humeur. Ils se sont effectivement présentés, mardi 7 janvier, pour participer à une réunion de mise au clair et au lancement du débat sur la participation ou la non-participation de la Coalition à la conférence de « Genève 2 ».
Les Turcs, qui avaient justifié les mesures de sécurité draconiennes entourant la réunion par des « menaces » proférées par l’Etat islamique d’Irak et du Levant, ne sont pas étrangers à cette temporisation. Immédiatement informés de la crise, ils ont fait savoir aux contestataires que, pour ce qui les concernait, ils maintenaient leur confiance à la Coalition et à ses responsables, qui avaient été élus ou réélus dans des conditions que personne ne pouvait contester. Les éventuelles divergences de vues entre membres devaient être réglées en interne. S’ils n’y parvenaient pas, les démissionnaires ne devaient s’attendre à aucun soutien de leur part. Ceux qui caressaient le projet de substituer à la Coalition une autre organisation, par exemple à l’occasion de la « Rencontre consultative » de Cordoue, les 9 et 10 janvier courant, devaient savoir qu’ils ne seraient pas autorisés à se réunir en Turquie, et que, en tout état de cause, une structure alternative n’obtiendrait jamais la reconnaissance internationale sans laquelle elle resterait isolée et dépourvue de toute efficacité.
Perturbé par l’absence inopinée d’Ahmed al-Jarba, avec qui les Turcs avaient souhaité s’entretenir de toute urgence, le débat finalement engagé sur « Genève 2 » dans la journée du mardi 7 janvier, n’est pas allé à son terme. Ou du moins il n’a été conclu par aucun vote. Mais il a permis d’identifier trois positions :
– un premier groupe, dont le chef de file est le Conseil national syrien et qui comprend les représentants des Comités locaux et de l’Armée libre, reste farouchement opposé à une participation à cette conférence, en l’absence de garanties de la part de la communauté internationale sur le départ de Bachar al-Assad et sur la mise en place du « gouvernement d’union nationale doté des pleins pouvoirs » inscrits dans les textes de « Genève 1 » ;
– un second groupe, conduit par le président réélu de la Coalition, estime au contraire que celle-ci doit répondre à l’invitation qui lui a été adressée. N’ayant rien obtenu de concret jusqu’ici en terme de soutien effectif, y compris au plan strictement humanitaire, les forces de la révolution et de l’opposition n’ont rien à perdre mais tout à gagner dans cet exercice. Elles doivent donc profiter de la tribune qui leur est offerte pour exposer leur position et justifier leurs revendications devant les représentants des principaux Etats du monde et devant les médias réunis pour l’occasion ;
– le troisième groupe suggère une solution moyenne. Il ne rejette pas la conférence en tant que telle mais demande son report dans le temps. Il espère que la Coalition sera en mesure, au cours d’un délai qui pourrait être de six mois, d’obtenir des garanties écrites et signées de la part de la communauté internationale sur la mise en œuvre effective des décisions qui pourraient être prises au terme du processus de négociation.
Afin de laisser les médiateurs poursuivre leur travail d’apaisement et aux discussions de se prolonger loin des regards et des tensions, la Coalition a finalement décidé de surseoir à toute décision. L’Assemblée générale reprendra donc ses travaux le 17 janvier, dans l’espoir de parvenir alors à une décision aussi consensuelle que possible sur sa participation ou sa non-participation à « Genève 2″… dont l’ouverture est toujours prévue à ce stade les 22 et 23 janvier à Montreux.
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Il est évidemment regrettable que, à l’approche d’une échéance de cette importance et alors que des dizaines de leurs compatriotes décèdent quotidiennement en Syrie sous les bombardements ou du fait des exactions commises par les milices des deux parties, les membres de la Coalition se soient ainsi divisés. Mais, comme celles qui l’ont précédé, cette crise est malheureusement compréhensible. Les Syriens et les Syriennes manquent en majorité d’expérience politique du fait de la suspension des libertés publiques durant les quelque cinquante années de confiscation du pouvoir par un parti unique… dominé par des militaires, eux-mêmes au service des intérêts politiques et financiers d’un clan, ou plus exactement d’une « famille ». Ils ne manquent pas de convictions démocratiques, mais ils n’ont pas encore assimilé les pratiques de la démocratie.
On évitera d’en rire. Les scandales de notre propre démocratie et le spectacle affligeant souvent donné par nos députés dans l’enceinte de l’Assemblée nationale ne peuvent que nous inciter à leur égard à la compréhension. Pour ne rien dire de celui de nos sénateurs…