À entendre la propagande de nombreux médias chrétiens, on finit par penser que les juridictions ecclésiastiques du Levant ont probablement réussi un exploit qu’on n’osait pas croire possible : leur unification sous une même bannière identificatoire et protectrice qu’elles s’acharnent à défendre avec l’énergie du désespoir, comme un malade agonisant qui tente, jusqu’à son dernier souffle, de conjurer le sort fatal qui va l’emporter. Cinq prélats se disputent le titre de patriarche d’Antioche et de tout l’Orient, chacun étant un chef de juridiction et jouant, depuis l’époque ottomane, le rôle d’interlocuteur du pouvoir politique. La crise syrienne a révélé un secret bien gardé : les chrétientés levantines résistent à couper les chaînes qui les lient à ce vieux passé. Ces vieux millets ottomans ne tiennent absolument pas à sortir de l’enclos dans lequel les avait enfermés le padichah osmanli. Leurs responsables se battent comme des forcenés pour défendre l’indéfendable : le nouveau sultan, le régime de Damas qui leur garantit leurs privilèges de caste. À les écouter, on finit par se convaincre que ces Églises rivales sont pacifiées sous la botte de Bachar el-Assad, « patriarche-profane » des patriarches d’Antioche et de tout l’Orient.
Durant des siècles, ces différentes juridictions ont dépensé plus d’énergie à polémiquer entre elles qu’à le faire avec l’islam. Leurs écrits apologétiques sont maigres et insignifiants depuis plusieurs siècles ; alors que leur littérature de révision de l’histoire de l’Orient chrétien est surabondante. Elle n’a d’autre but que d’affirmer une « légitimité » dans l’antériorité historique du groupe, ou dans la prétention à la légalité d’un titre, d’une juridiction ou d’un pouvoir.
Récemment, une assemblée plénière de la Congrégation des Églises catholiques orientales s’est tenue au Vatican. Plusieurs observateurs notèrent le désir de ces Églises à vouloir bénéficier de la juridiction universelle, c’est-à-dire à exercer un pouvoir direct sur tous les fidèles de leurs rites respectifs, répandus dans le monde. À l’heure actuelle, un tel pouvoir est circonscrit au territoire canonique traditionnel de ces juridictions. Les fidèles de la diaspora relèvent de l’évêque diocésain catholique (latin) de leur lieu de résidence. On pourrait se demander s’il ne s’agit pas d’une vision qui ignore la pierre angulaire de l’ecclésiologie traditionnelle, gréco-latine ou méditerranéenne, à savoir le principe de territorialité et non celui de communauté ou d’identité.
Lors des réunions tenues à Rome, il était clair que ces deux conceptions (catholicité vs communauté) sont dans un face-à-face. Inaugurant la première session, le pape dit à ses collègues orientaux le 21 novembre 2013 : « Vous êtes les gardiens vigilants et les serviteurs de la communion » et de l’unité qui est un don de l’Esprit et qui trouve son expression la plus naturelle dans l’union indéfectible avec l’évêque de Rome. » Certains se sont étonnés d’un rappel aussi « papiste » de la doctrine romaine, ce qui les a empêchés de voir le rejet de tout communautarisme identitaire qu’implique cette même position.
Le pape est allé plus loin lors de l’audience plénière en affirmant que l’évêque de Rome ne peut se dire en paix tant qu’il y aura des hommes, de n’importe quelle religion, dont la dignité est bafouée, qui fuient leurs régions en tant que réfugiés, etc. Comment ne pas voir une fin de non-recevoir à toute la propagande pro-Bachar de nombreux médias chrétiens ? Nulle allusion à l’argument-leitmotiv : « Nous avons peur, protégez-nous, les salafistes veulent nous égorger. » La propagande chrétienne de Syrie avait fini, de manière caricaturale, par crier à la profanation et à la persécution si un mégot de cigarette était jeté contre une église. L’enjeu majeur de la présence chrétienne en Orient réside dans l’issue de la confrontation entre la « catholicité » et le « communautarisme ». Là où la « catholicité » a pour fondement la personne humaine où qu’elle se trouve, le « communautarisme » est basé sur une vision qui privilégie l’identité du groupe rituel/culturel comme une sorte d’essence intemporelle. La personne humaine n’est plus un événement singulier irréductible mais une étincelle informe de cette essence.
La même problématique secoue l’Église orthodoxe à travers le conflit violent qui oppose la « catholicité » de Constantinople au « communautarisme » de la Moscovie. On comprend mieux, alors, les dessous du flirt incessant entre Moscou et toutes les juridictions ecclésiastiques du Levant. La thèse de l’alliance des minorités qui se révèle ainsi que les demandes bruyantes de protection de ces groupes chrétiens ne sont rien d’autre que des jouets stratégiques entre les mains de la diplomatie du Kremlin. Bachar, superpatriarche profane d’Antioche ? Ce serait un triomphe du Kremlin, et de Téhéran, mais aussi la pire forfaiture suicidaire des églises antiochiennes.
Si on doit résumer la quintessence des positions affirmées par le pape François lors de cette réunion de la Congrégation des Églises orientales, on pourrait identifier trois positions :
– Non au communautarisme ecclésial, ce qui implique une insistance sur l’humanisme intégral fondement du vivre-ensemble.
– Refus de la juridiction universelle directe des Églises de rite oriental, ce qui implique un rappel à la nécessité de consolider l’unité locale dans la diversité, au sein de chaque pays d’Orient. Cela ouvre la voie à la culture de la citoyenneté.
– Rappel de la nécessité de s’impliquer localement avec les non-chrétiens, au service de la personne humaine. Ce qui signifie une insistance sur le vivre-ensemble dans un cadre adéquat, à l’image de ce que le Liban a réalisé avec les accords de Taëf.
Ce sont là les trois constantes de l’Ostpolitik du Vatican, qui n’ont cessé d’être affirmées depuis les accords de Taëf en 1989, l’Exhortation apostolique de 1997 ainsi que celle de 2012. Ce sont ces constantes qui forment l’ossature du remarquable discours de Benoît XVI au palais de Baabda en septembre 2012, faisant de l’humanisme intégral le fondement du politique.
Au train où vont les choses, il n’est pas impossible que l’enjeu de la présence chrétienne au Levant devienne une crise politique majeure entre le Kremlin et le Vatican.
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L’Orient Le Jour