On peut ajouter quelques mots à l’excellente explication proposée par Jean-Pierre Filiu au comportement du régime syrien [« Syrie : l’extermination chimique que prépare Bachar el-Assad »], au sein duquel le chef de l’Etat et secrétaire régional du Parti Baath se présente comme le détenteur et le lieu d’une autorité en réalité beaucoup plus « partagée » qu’on ne veut bien le dire.
La résistance et le défi constamment mis en avant par le président héritier, à la suite de son père Hafez Al Assad, sont des figures de style obligées. Elles tiennent lieu de satisfactions symboliques. Elles sont proposées comme des compensations aux Syriens, qui n’ont pas été totalement négligés dans leurs besoins et attentes matérielles tout au long des décennies de parti unique, mais qui ont été privés en revanche de leurs droits individuels et collectifs les plus fondamentaux. La théâtralisation du refus des responsables syriens de se plier aux injonctions extérieures et de limiter l’exercice de leurs capacités de nuisance sur les Etats voisins est destinée, dans l’esprit de ces responsables, à enchanter les Syriens, à les remplir de fierté et à les dispenser de réclamer leurs droits à penser librement, à s’exprimer librement, à se rassembler librement, à s’organiser librement, à se déplacer librement à l’intérieur et à l’extérieur de leur pays, etc…
Il va sans dire que, plus qu’une attitude, cette résistance et ce défi ne sont qu’une posture. Attachés coûte que coûte à leur pouvoir, les responsables syriens veillent, tout en se livrant aux provocations que l’on sait à l’extérieur de leurs frontières, à ne pas franchir les limites qui pourraient provoquer les réactions de ces mêmes puissances, ou tout simplement de leurs voisins mieux armés, et qui risqueraient de déboucher sur un conflit militaire dont ils savent ne pas pouvoir sortir vainqueurs. Flirter avec les « lignes rouges » fait partie du jeu. En les testant, ils constatent sans cesse jusqu’où ils peuvent les repousser sans s’exposer outre mesure. Mais ils sont prêts, quand ces limites sont atteintes, à faire machine arrière, à adopter un discours et une attitude plus souples et plus ouvertes, bref à faire – ou à affecter de faire… – les concessions momentanées qui préserveront leur survie au pouvoir.
Si elle se traduit dans les faits, l’autorisation finalement donnée dimanche 25 août aux observateurs de l’ONU de se rendre dans les villages de la Ghouta, soumis le 21 août avant l’aube à des bombardements aux gaz et autres produits incapacitants, confirmera que Bachar Al Assad et son entourage, comme jadis Hafez Al Assad et le sien, n’entendent et ne connaissent que le langage de la force. Leur rhétorique de résistance et de défi n’est pas suicidaire. Elle est calibrée en fonction de la volonté de leurs adversaires ou ennemis du moment. Elle ne va pas jusqu’à les exposer à la seule chose qu’ils redoutent : non pas provoquer la mort de centaines de milliers de leurs compatriotes dans des conditions atroces et universellement réprouvées, mais perdre avec le pouvoir la seule chose qui vaille pour eux.
Le problème actuel de la Syrie est que Bachar Al Assad n’est pas Hafez. Le premier, homme d’expérience et habile manœuvrier, ne s’est jamais laissé dicter par quiconque à l’extérieur ce qu’il lui fallait faire. Il savait quand et jusqu’où il pouvait aller trop loin sans se mettre dans un danger extrême. Il avait la capacité de faire machine arrière et de retrouver, par exemple, « caché » dans son pays ou au Liban, le chef terroriste qu’un pays voisin réclamait sans succès depuis des années mais qu’il menaçait soudain de venir chercher lui-même. Installé au pouvoir sans avoir rien démontrer, grâce à la disparition accidentelle de son frère aîné Basel Al Assad auquel le pouvoir était dévolu, Bachar Al Assad a accumulé gaffes et erreurs, depuis son imposition à une population syrienne privée du droit de dire qui elle voulait pour chef. Surtout, il n’est plus, dans son propre pays et dans son palais présidentiel, le seul et premier décideur. Il est devenu l’otage des Iraniens, que la chute du régime en place priverait de relai vers le Hizbollah libanais, réduisant les vitupérations des Mollahs contre l’Etat hébreu à de simples phénomènes sonores. Il est également l’otage des Russes, qui le soutiennent militairement, politiquement et financièrement, parce que la perpétuation du conflit leur offre l’opportunité de démontrer qu’ils sont de retour sur la scène internationale et qu’il faut compter de nouveau avec les successeurs de l’ex-URSS.
En 2003, au nom de la résistance et du défi, Bachar Al Assad a recruté par centaines des jihadistes désireux d’aller faire le coup de feu en Irak contre les Américains, afin d’empêcher que, ayant gagné la guerre en renversant Saddam Hussein, ceux-ci gagnent aussi la paix et parviennent à imposer autoritairement une démocratie à l’Est de la Syrie. Certes, il est resté en place, mais les sanctions économiques décidées par Washington ont considérablement perturbé ses projets de modernisation. En 2005, au nom de la résistance et du défi, Bachar Al Assad a commandité l’attentat contre l’ancien Premier ministre libanais Rafiq Al Hariri, qu’il tenait pour responsable de la nouvelle volonté internationale de bouter hors du Liban l’armée syrienne. Certes, il est resté en place, mais il a été isolé sur la scène internationale et il a été contraint, pour survivre, de s’appuyer sur un allié beaucoup plus puissant, de tolérer chez lui son activisme militaire, sécuritaire et religieux, et, finalement, de devenir entre les mains des Iraniens un simple instrument.
Depuis l’intronisation du jeune chef de l’Etat syrien, la majorité des présidents alors en place dans les démocraties ont cédé leur siège. Bachar Al Assad, lui, a été « réélu », et il compte bien, au cours de l’année 2014 et tous les sept ans ensuite, se présenter à nouveau au référendum populaire censé traduire l’adhésion de la population à sa personne. Mais, à force de « résister et de défier », à force de refuser le dialogue et les concessions, pour lui synonymes de renoncement à son pouvoir et à son autorité, il règne désormais sur un pays en ruine. Il a provoqué directement ou indirectement la mort de plus de 100 000 Syriens et Syriennes. Il a poussé à la fuite et à l’exil plusieurs centaines de milliers de ses compatriotes. Les infrastructures économiques de la Syrie ont été détruites. Ses systèmes de santé et d’éducation sont entièrement à refaire. Mais, surtout, son attachement criminel à un pouvoir qu’il ne comprend et qu’il ne veut qu’absolu, est en voie d’aboutir au drame majeur du conflit en cours : l’émiettement de sa population et l’hostilité mutuelle de ses différentes composantes.
Il ne faut se faire aucune illusion. En acquiesçant au déploiement des inspecteurs onusiens sur le terrain, Bachar Al Assad n’a pas renoncé à la manœuvre. Son accord de principe peut et sera certainement contrarié dès demain par toutes sortes d’aléas qui « contraindront » les responsables syriens à empêcher ou à ajourner, « pour leur sécurité », la visite des observateurs à la plupart des lieux où ils souhaiteront se rendre. La ficelle est grosse. Mais elle a déjà fonctionné à diverses reprises, que ce soit avec la délégation de la Ligue arabe ou avec celle de l’ONU. Elle permettra, après avoir cédé sur un point, de constater où les adversaires de la Syrie positionnent désormais leur nouvelle ligne rouge. Elle permettra de vérifier le sérieux de leurs nouvelles menaces et la réalité de leurs intentions. Elle permettra enfin au pouvoir syrien, condamné cette fois par ses crimes et provocations à faire montre de prudence et à adopter un profil bas, de manoeuvrer encore et toujours pour gagner du temps…
http://syrie.blog.lemonde.fr/