Mercredi 23 janvier, le chef de la diplomatie russe a imputé la perpétuation du conflit en Syrie à « l’obsession » de l’opposition et de la rébellion à renverser Bachar Al Assad, considérant que, « tant que cette position irréconciliable restera en vigueur, il ne se passera rien de bon ».
On n’attendait évidemment pas de Sergueï Lavrov qu’il condamne le petit protégé de la Grande Russie. Mais on pouvait attendre de lui un peu plus de lucidité et d’impartialité. Il est évident en effet, du moins pour ceux qui refusent de sacrifier à la mode et de crier à tout bout de champ au complot, que « l’obsession » de renverser l’autre n’a pas d’abord été le fait de l’opposition syrienne mais du chef de l’Etat syrien. Comme en atteste une affirmation de Bachar Al Assad, lors d’une réunion de membres de sa famille au cours du mois de janvier 2011, cette « obsession » occupait tout l’espace disponible dans le crâne du président héritier avant même que la rébellion ne débute en Syrie. Il a en effet énoncé à cette occasion ce qui était son intention : son père « avait fait 30 000 morts à Hama en 1982 et il avait eu raison. Il avait eu la paix durant trente ans »… Il ne pouvait dévoiler plus clairement « l’obsession », ou plutôt « les obsessions » qui l’habitaient : faire au moins aussi bien que son père dans tous les domaines, et « renverser le peuple syrien », au cas où celui-ci se risquerait à dénoncer le caractère illégitime de son pouvoir… peut-être pas selon les critères russes, mais certainement selon ceux de la démocratie.
Avec une obstination qui aurait pu être une qualité, si elle avait été utilisée à d’autres fins que pour tuer, emprisonner, terroriser et détruire son propre peuple, Bachar Al Assad a démontré au cours des quelque deux années de rébellion que son « obsession » n’était pas que verbale. Pour « renverser » le peuple, qui disait dans la rue son ras-le-bol pour le système répressif, corrompu et prédateur mis en place par son père et amélioré par ses soins, il n’a reculé devant aucun moyen. Prenant prétexte de la présence en Syrie de terroristes, que personne n’avait encore vus puisqu’il ne les avait pas encore libérés de ses prisons, il a ordonné de tirer à balles réelles sur les manifestants désarmés, il a fait jeter dans les geôles de ses moukhabarat les meneurs de la contestation, il a autorisé la torture jusqu’à la mort des leaders les plus résolus du mouvement, il a bombardé et détruit de façon systématique les quartiers abritant des rebelles… qui étaient d’abord leurs habitants, il a affamé et jeté sur les routes des centaines de milliers de simples citoyens, il a inventé les « attentats-terroristes-mis-en-scène-et-réalisés-par-ses-moukhabarat », il a fait des médias de son pays et d’autres des instruments de propagande mortifère prêts à justifier tout et n’importe quoi…
On ne s’étonnera pas de ce qu’une telle « obsession » de mort ait fini par susciter une volonté de se battre, chez ceux qui entendaient uniquement au départ récupérer leur droit à la vie. N’est-ce pas ce qu’on appelle, dans les pays de droit… évidemment, l’auto-défense légitime ? Est-ce la faute de la population syrienne si, ayant affaire à un psychopathe furieux, que la mort même de ses ennemis ne satisfait pas et qui revient sans cesse à la charge pour déverser sur eux sa haine, elle en est venue à considérer que seul le départ de Bachar Al Assad, vivant ou mort, la délivrera des épreuves qu’elle endure ?
Il est aisé de dénoncer unilatéralement, comme Sergueï Lavrov le fait ensuite, le caractère « irréconciliable » de la position des révolutionnaires. Il aurait été plus utile de préciser avec qui ceux-ci auraient pu se réconcilier. Car d’ordinaire, du moins dans les démocraties où les responsables en place ont des mandats limités dans le temps et des comptes à rendre aux électeurs, la réconciliation suppose au moins deux parties en présence, disposées à trouver un terrain d’entente. Or, niée dans son existence-même de mouvement national par le chef de l’Etat syrien, comment la rébellion aurait-elle pu – et surtout comment pourrait-elle aujourd’hui – se réconcilier avec celui qui s’est confirmé, au fil des mois, comme un fieffé menteur ?
De son premier discours de crise devant l’Assemblée du Peuple à sa dernière prestation sur les planches de l’Opéra de Damas, Bachar Al Assad n’a fait que mentir. Il a menti lorsqu’il a affirmé qu’il n’avait jamais donné à son armée l’ordre de tirer. Il a menti lorsqu’il a promis qu’il prendrait contre les coupables de crimes de sang des sanctions. Il a menti lorsqu’il a supprimé l’état d’urgence pour le remplacer par des lois encore plus liberticides. Il a menti lorsqu’il s’est engagé à laisser entrer et travailler les inspecteurs arabes, les contrôleurs internationaux et les journalistes étrangers… tout en prenant le risque d’en tuer certains, pour les empêcher de voir et de parler et les inciter à repartir. Il a menti lorsqu’il a appelé à un dialogue national où il n’y avait rien à discuter mais tout à accepter. Il a menti lorsqu’il a organisé des élections libres et pluralistes aux résultats comme d’habitude joués d’avance. Il a menti en présentant comme un gouvernement d’Union nationale une nouvelle équipe gouvernementale composée de comparses, de clones et de clients de l’ancien parti au pouvoir…
Bachar Al Assad est-il prêt, pour entamer une réconciliation, à cesser les agissements qui ont dressé contre lui une grande partie de ses concitoyens ? Est-il disposé, si ce n’est à reconnaître explicitement ses fautes et ses erreurs, à prendre les mesures qui démontreraient de sa part un changement de comportement ? Car, qu’il le veuille ou non, la balle est dans son camp, et c’est lui, pour avoir trop menti, qui doit démontrer aujourd’hui la sincérité de ses intentions.
On sait depuis longtemps, par exemple, que parmi les mesures de confiance réclamées par les révolutionnaires avant toute entame de dialogue, figure la remise en liberté des détenus d’opinion et des activistes arrêtés depuis le début de la contestation. Si Bachar Al Assad est ouvert à une telle décision, il lui faudra prouver, par la libération effective des dizaines de milliers d’hommes et de femmes concernés, le sérieux de son engagement. Car personne, sauf ses amis russes et iraniens… et encore, n’est plus disposé à le croire sur parole. En tout cas pas les Syriens, qui ont été entraînés dans la violence à leur corps défendant et qui ont pu constater, il y a quelques jours, à la faveur de l’échange conclu pour la libération des 48 Iraniens détenus en otages par un groupe de l’Armée Syrienne Libre, que aujourd’hui comme hier le chef de l’Etat syrien ne tenait jamais ses promesses.
Tant que « l’obsession » de la Russie sera le maintien de Bachar Al Assad aux commandes d’un pays dont il a fait le malheur et à la tête d’une population avec laquelle il n’a jamais songé un moment à se réconcilier, en Syrie « il ne se passera rien de bon »…
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