Le projet de loi électorale dit orthodoxe, sur lequel les partis chrétiens libanais se sont mis d’accord, est non seulement lamentable, il est dangereux pour le Liban et préjudiciable aux chrétiens.
Rappelons que, d’après ce projet, les membres de chaque confession religieuse votent aux législatives pour une liste de candidats qui appartiennent à la même confession, dans un scrutin proportionnel au niveau national. Ainsi, les électeurs catholiques, par exemple, voteront pour une liste contenant uniquement des noms catholiques, parmi plusieurs listes catholiques en lice, et n’auront pas leur mot à dire sur les candidats des autres confessions.
Aux lecteurs étrangers qui pourraient penser que c’est une plaisanterie, on peut les assurer que non, et que c’est drôlement grave. Comme disait Marx (non pas Karl, mais Groucho, plus approprié pour la circonstance): “Il peut ressembler à un idiot et parler comme un idiot, mais ne vous laissez pas abuser. C’est vraiment un idiot.”
Un projet indéfendable
Ce qui a provoqué ce projet funeste et lancé les partis chrétiens dans une course à l’abîme, c’est l’indignation devant le fait qu’un nombre de députés chrétiens sont élus par le vote musulman dans quelques circonscriptions mixtes, la preuve selon eux que la parité en sièges parlementaires entre chrétiens et musulmans, établie par l’Accord de Taëf, est plus fictive que réelle.
Tout d’abord, le vote musulman est plus massif que le vote chrétien. Pour deux raisons: sur le plan démographique, les musulmans sont plus nombreux (59% de la population, selon les estimations de la CIA), et il y a un taux d’abstention plus élevé chez les chrétiens. Et pour comble de malheur, les musulmans ont tendance à voter en bloc en faveur de la force politique dominante dans leur confession, tandis que les chrétiens sont politiquement à peu près scindés en deux, ce qui les met à la merci des grands blocs musulmans.
Ce dysfonctionnement, somme toute limité, pourrait être corrigé par un découpage plus judicieux des circonscriptions électorales, ou, tout au plus, par l’adoption d’un système électoral classique qui a fait ses preuves. Au contraire, les partis chrétiens ont choisi d’avancer un projet de loi insolite, rétrograde, sordide, et dérisoire.
Faut-il, pour pallier le sentiment des chrétiens d’être lésés, s’enfoncer encore plus profondément dans le bourbier confessionnel?
Le projet a aussitôt déclenché un tollé général. Beaucoup de musulmans sont consternés à l’idée que leurs compatriotes font peu de cas de la convivialité et préfèrent prendre de la distance, comme s’ils n’étaient pas assez bons pour mériter de vivre avec eux. Il jette la pomme de discorde entre les alliés du 14 mars, et menace de briser leur alliance, si ce n’est pas déjà fait. Ce sont les indépendants du 14 mars qui protestent avec le plus de véhémence. Pour eux, c’est l’âme même du 14 mars qui est en jeu. Réunis autour de Samir Frangié, ils se préparent à croiser le fer.
Il faut étouffer le projet dans l’oeuf. Les calculs électoralistes des partis chrétiens risquent de coûter cher. La loi proposée accroît la distance entre les Libanais, compromet leur vivre-ensemble, et ouvre la voie à la partition. Si, par malheur, elle était adoptée, elle nous entraînerait dans une spirale séparatiste dont il sera difficile de sortir.
En prime, elle sera la première loi électorale ségrégationniste de la planète. Elle nous apportera la honte, et fera de nous la risée du monde entier.
Même dans la forme, il est inadmissible que des partis chrétiens, qui, hier encore, étaient à couteaux tirés, se réunissent sous la houlette d’un patriarche, et se mettent d’accord sur un projet de loi électorale, qui sera envoyé par la suite aux musulmans pour obtenir leur paraphe. Imaginez la réaction des chrétiens, généralement très chatouilleux, si les musulmans avaient osé prendre une initiative semblable.
En dehors de l’impudence d’une bande de crapules dépouvus de toute décence qui profèrent des discours de haine et crachent leur venin xénophobe en guise de surenchère électorale, les autres chrétiens qui ont approuvé ce projet semblent gênés et à court d’arguments, et admettent que c’est un pis-aller. Donnez-nous une alternative ou taisez-vous à jamais, disent-ils, croyant ainsi poser une colle. La réponse est simple. Ce n’est pas la peine de jouer aux apprentis sorciers et finir par créer un monstre. Choisissez l’un des systèmes appliqués dans les autres pays. Quand il s’agit de choisir un système électoral, l’essentiel est de ne pas chercher l’originalité, mais de s’en tenir à un système qui a été testé par de nombreuses années de pratique. Soit le système le plus répandu à travers le monde: le scrutin uninominal (c’est-à-dire le système majoritaire dans des circonscriptions à siège unique), comme au Royaume-Uni, au Canada, aux Etats-Unis, en Inde, etc. Soit ce même système dans sa variation française, où l’élection se fait à deux tours, à moins que le candidat n’obtienne la majorité absolue des voix dès le premier tour, c’est-à-dire la moitié des suffrages exprimés plus un. Soit alors, comme dans de nombreux pays européens, un scrutin proportionnel, au niveau national, le pays tout entier étant considéré comme une seule circonscription électorale, avec des listes libérées de toutes considérations confessionnelles, ou respectant tout au plus la parité entre chrétiens et musulmans, si on y tient, mais certainement pas des listes confessionnelles monochromes. Soit enfin, si on veut réunir le meilleur des deux mondes, un système mixte, où une partie des sièges du parlement est attribuée par le scrutin uninominal, et le reste rempli à la proportionnelle.
Ce ne sont là que des solutions théoriques, dira-t-on. Pour se justifier d’avoir accepté le projet, un leader de l’opposition a fait remarquer, il y a près d’une semaine, qu’il ne suffit pas de présenter un projet pour remplacer celui qui est contesté, mais qu’il faut trouver un projet susceptible de recevoir l’aval des blocs parlementaires, et d’obtenir ainsi la majorité de 65 députés requise pour être adopté. Il convient de rappeler que le rôle de l’opposition est de faire de l’opposition, et qu’il n’est nullement en son devoir de trouver une issue à l’impasse du gouvernement en place.
Entre parenthèses, un souhait. De grâce, que les politiciens, les journalistes, et tous ceux qui se piquent de politique, arrêtent de parler de “one man, one vote” pour désigner le scrutin uninominal. C’est un contresens. Rien à voir avec le nombre de sièges par circonscription. Au Royaume-Uni, l’expression “one man, one vote” a été utilisée dans le passé comme slogan pour exiger la réforme du droit de vote en vue de donner le même poids au vote de chaque électeur, au lieu du système de “vote pluriel”, alors en vigueur. Ceux qui possédaient des biens d’une certaine valeur dans plusieurs circonscriptions avaient le droit de voter dans chacune de ces circonscriptions. De même, ceux qui étaient titulaires d’un diplôme universitaire pouvaient également voter dans certaines universités qui étaient considérées comme des circonscriptions électorales. Tandis que de nombreux adultes n’avaient même pas droit au vote. Des réformes successives ont depuis lors mis fin à la pratique du vote pluriel et étendu le droit de vote à presque tous les citoyens adultes. Aux Etats-Unis, l’expression “one man, one vote” renvoie à l’idée que les circonscriptions électorales doivent contenir des populations à peu près égales, de sorte que le pouvoir de vote de chaque électeur soit aussi égal que possible à celui de tout autre électeur.
… et pernicieux
Au delà des vexations électorales, il faut cerner les attitudes et les émotions sous-jacentes qui inspirent les chrétiens et sous-tendent leurs égarements.
Il y a d’abord le réflexe minoritaire de certains milieux chrétiens, et leur étroitesse d’esprit.
Et il y a un vague sentiment d’insécurité. Ils se trouvent dans une région en ébullition, à un tournant de son histoire.
Il y a aussi un relent d’islamophobie.
Il y a enfin des intentions perfides, chez certains, et des calculs froids. Pour les déceler, il suffit de remonter à la source du projet. Ce projet est présenté comme un projet de défense pour chrétiens apeurés, un projet pilote à l’intention de toutes les minorités de la région.
Ce n’est pas une erreur mineure; c’est un choix stratégique, dans une période-charnière. C’est le choix de l’isolement et de la marginalisation.
A l’heure où les peuples arabes essayent de se frayer un chemin vers la modernité, et, après avoir secoué le joug de la tyrannie, s’engagent dans une lutte sans merci contre les réactionnaires islamistes qui veulent ramener la société en arrière, une partie des chrétiens du Liban choisit d’entrer en moyen-âge, et d’y entraîner le reste du pays.
Si les chrétiens regardent avec appréhension les excès des islamistes, ils feraient mieux de savoir que leurs inquiétudes sont partagées par la majorité des musulmans, qui sont modérés, qui n’ont jamais toléré l’islamisme, et qui veulent regarder de l’avant.
Dans la bataille en cours pour l’avenir du monde arabe, les chrétiens, longtemps pionniers de la modernité et des idées libérales, doivent être un levier du progrès, aux côtés des éléments progressistes des sociétés arabes. Ils ne doivent pas se laisser mettre dans un ghetto.
Ce projet ne fait pas honneur aux chrétiens. Il leur donne une mauvaise réputation et les met en danger.
Il faut comprendre la peur des chrétiens, mais il faut leur dire en même temps: quand on a peur, ce n’est pas comme ça qu’on agit.
Sapere aude!
Le défaut de base de tout système confessionnel—et du projet en question comme sous-produit caricatural de ce système—est qu’il repose sur une supposition tout-à-fait arbitraire, que tout le monde semble prendre comme allant de soi, sans réfléchir à ce qu’elle a de gratuit et de non-fondé, à savoir que seul un député de la même confession religieuse est capable de porter mes choix politiques. Or rien n’est moins sûr. Un candidat d’une autre confession pourrait tout aussi bien le faire. Inversement, un candidat de la même confession pourrait être mon pire ennemi politique. Dire que seul un coreligionnaire peut représenter un coreligionnaire, c’est comme dire que seule une blonde peut représenter une blonde. L’identité confessionnelle, tout comme la couleur des cheveux, n’épuise pas l’essence de la personne. C’est une appartenance parmi d’autres, qui pourrait n’avoir pour moi aucune pertinence politique. La politique, c’est une autre paire de manches. Mon engagement politique est un choix rationnel, en principe, librement consenti, qui ne coincide pas nécessairement avec mon identité confessionnelle. Une nouvelle couche qui s’ajoute à mes identités premières. En ce sens, le confessionalisme est une négation de la politique. Il essaie de maintenir l’homme à un stade infra-politique; il veut le confiner à une solidarité mécanique, tribale, primitive.
Ainsi, le christianisme n’est pas une identité politique. Et peu importe finalement si les 64 députés chrétiens sont élus uniquement par des chrétiens ou par un mélange de chrétiens et de musulmans. Ce qui importe c’est d’avoir des députés de bonne volonté, attachés à la souveraineté de l’Etat, et tournés vers l’avenir, quelle que soit la composition du groupe qui les élit.
L’ illusion que seul un membre de ma confession peut porter mes préférences politiques une fois dissipée, la porte est grande ouverte à une déconfessionalisation salutaire de la vie politique.
Le projet dit orthodoxe porte à l’extrême un système anachronique auquel les libanais s’étaient résignés honteusement et à contrecœur, le rendant encore plus odieux et choquant. En grossissant les défauts du système confessionnel, ce projet incite par là-même à le dépasser. C’est peut-être là son unique bienfait.
Vingt-trois ans après l’Accord de Taëf, et avec le danger qui pointe le bout de son nez, il est temps de former le comité national, prévu à l’article 95 de la constitution, qui aura pour tâche d’étudier et de proposer les moyens susceptibles d’abolir le confessionnalisme selon un plan par étapes.
Pour le moment, il faut écraser l’infâme.
kamal.yazigi@hotmail.com
Dr. Kamal Yazigi est un universitaire libanais et analyste politique.