A Damas, le régime dément…
Le 20 mai, le général Mohammed Ibrahim Al Cha’’ar, ministre syrien de l’Intérieur, est apparu sur la chaîne de télévision privée Al Dounia pour démontrer, les yeux bouffis et encore mal remis de ses émotions, qu’il était toujours de ce bas monde, et pour permettre de constater que, au moins pour ce qui le concernait, il avait échappé à l’empoisonnement des membres de la Cellule centrale de gestion de crise revendiqué par les Brigades des Compagnons.
Le même jour, le général Hasan Tourkmani, ancien ministre de la Défense et chef de cette cellule de crise, est intervenu sur une chaîne de télévision officielle pour tenter de convaincre que, lui aussi, était toujours vivant.
Deux jours plus tard, le 22 mai, pour lutter contre l’ennui qui naît – dit-on – de l’uniformité, Mohammed Saïd Bakhitan, secrétaire régional adjoint du Baath, s’est rendu au siège du journal éponyme pour confirmer à la faveur d’une « visite d’inspection » que, lui non plus n’étant pas décédé, la tentative d’empoisonnement des membres de la cellule avait définitivement échoué.
Hier, lundi 28 mai, enfin, le ministre de la Défense, Dawoud Al Rajiha, s’est montré dans un hôpital de Lattaquié en compagnie de son collègue de l’Intérieur, afin de permettre à ceux qui en doutaient de constater, grâce à la publicité légitimement assuré à cet évènement par l’Agence de presse officielle SANA, que, s’il était pas encore dans une forme éblouissante, il avait déjà bien récupéré.
Bref, le régime dément.
A vrai dire, on serait plus enclin à se fier à cette accumulation de preuves dans le temps et dans l’espace si les médias en question pouvaient être considérés comme indépendants et objectifs. Or c’est loin d’être le cas, dans un pays où l’information est inféodée à la politique officielle et s’apparente à de la propagande. On attendra donc que d’autres témoignages parviennent hors de Syrie, pour être certains que les enregistrements et les images ne provenaient pas des archives, et que ceux qui ont été vus et entendus n’étaient ni les avatars des responsables concernés, ni des ectoplasmes. Cette vigilance n’a rien d’un luxe, si l’on veut bien remarquer que, avec un souci de l’objectivité qui ne les honore guère mais avec un objectif évident, le quotidien de l’ex-parti dirigeant a antidaté d’un jour cette visite et que SANA a fait mieux en la plaçant le même jour que les réapparitions d’Al Cha »ar et Tourkmani… Or, si tel avait été le cas, les médias qui rapportent les dénégations de ces deux derniers n’auraient pas manqué de les compléter par celles du secrétaire régional adjoint…
On attendra aussi, avant de croire sur parole les survivants ou les revenants, d’avoir revu en chair et en os les autres personnalités, Asef Chawkat et Hicham Al Ikhtiyar, dont le décès a été – peut-être… – un peu hâtivement annoncé. Cette attente est d’autant plus urgente que, adeptes de la langue de bois, les porte-paroles du régime contribuent involontairement à entretenir le doute sur le funeste destin de tel ou tel d’entre eux. Prenons le cas de Georges Jabbour, ancien député de Safita, dans le gouvernorat de Tartous… fief d’Asef Chawkat, qui se targue d’avoir été « conseiller de Hafez Al Assad », et qui continue de jouer les utilités en attendant d’accéder à la haute fonction à laquelle il se croit destiné : au pire secrétaire général de la Ligue arabe, au mieux Haut-commissaire aux Droits de l’Homme de l’ONU. Interviewé par Al Jazira, qui souhaitait obtenir une confirmation ou une infirmation de l’annonce de la mort du beau-frère du chef de l’Etat, il a louvoyé et atermoyé avant de déclarer qu’il ne se prononcerait pas avant que la chaîne ait présenté ses excuses à la Syrie pour cette « fausse information »…
Donc, le régime dément.
Mais il dément quoi, au fait ? On observera en effet que, au cas où la totalité des victimes présumées réapparaitraient, cela démontrerait que l’opération a échoué, certes, mais ne suffirait nullement à convaincre qu’une tentative de se débarrasser de ces hautes personnalités n’a pas eu lieu. Autrement dit, le ver est dans le fruit et nul, même placé au sommet de l’Etat, n’est plus à l’abri désormais. Le régime doit compter, non plus simplement avec les désertions de militaires et la défection de hauts fonctionnaires, d’hommes politiques, d’industriels et de commerçants, mais avec de possibles infiltrations dans ses rangs.
Une multitude d’indices démontrent que quelque chose de grave s’est bien déroulé à Damas, il y a une dizaine de jours. Elles ont contraint les autorités à adopter sur le champ un ensemble de mesures. Des membres des forces de l’ordre, moukhabarat et militaires, ont été déployés en grand nombre autour de l’Hôpital Chami aussitôt après l’opération, pour sécuriser les lieux et protéger ses hôtes et leurs visiteurs. Le quartier de Mezzeh dit « Villas occidentales », où la densité de responsables politiques, militaires et sécuritaires au kilomètre carré est la plus forte de toute la Syrie, a vu le renforcement de son quadrillage sécuritaire. Quelques jours plus tard, le bas du quartier de Mouhajirin, qui jouxte les bureaux de la présidence de la République, a bénéficié des mêmes dispositions.
Dans la capitale, des consignes ont été données pour restreindre l’accès des citoyens à diverses administrations et des gardes du corps ont été affectés à certains hauts fonctionnaires. Enfin et surtout, Bachar Al Assad a dû renoncer à présider, jeudi 24 mai, la séance inaugurale de la nouvelle Assemblée du Peuple, où il est de règle que le chef de l’Etat délivre un discours et donne ses directives aux députés brillamment « élus » avec le concours de ses moukhabarat. Une telle entorse au protocole, de la part d’un homme qui avait montré un an plus tôt combien il était sensible à la flagornerie des « représentants du peuple », n’a pu être provoquée que par une situation de force majeure, autrement dit une menace réelle, identifiée et sérieuse.
A Damas, le régime dément. Dément ? C’est fou, non…?
http://syrie.blog.lemonde.fr/2012/05/29/loperation-contre-la-cellule-de-crise-empoisonne-latmosphere-en-syrie/