« Un œil sur la Syrie » est heureux de céder la parole à Emile Dutor. Jeune étudiant récemment rentré de Damas, après quelques mois d’étude de la langue arabe, il souhaite contribuer par son témoignage à la compréhension de ce qui se déroule dans un pays strictement fermé aux journalistes.
L’une des particularités de la révolution contre le régime de Bachar al-Assad, au delà des spécificités politiques et communautaires de la Syrie, réside dans la difficulté pour les militants de s’informer, de se coordonner et de diffuser leur message. Le strict contrôle des systèmes de télécommunication et l’absence totale de journalistes indépendants dans le pays contraignent l’opposition à mener contre le pouvoir une guerre de l’information .
L’absence de médias indépendants en Syrie
Aucun média étranger n’est autorisé à couvrir librement les événements en Syrie. Mais la quasi totalité des sites Internet, y compris étrangers, y sont accessibles. Les Syriens peuvent également capter les chaînes satellitaires arabes telles que Al-Jazeera et Al-Arabyya. Elles sont pourtant accusées aujourd’hui par le pouvoir syrien de « mentir sur la situation du pays » et de « prendre parti » pour les révolutionnaires. Il y a encore quelques mois, on pouvait regarder Al-Jazeera dans n’importe quel café ou restaurant. Les Syriens observaient avec intérêt et admiration l’évolution des révolutions tunisienne et égyptienne. Mais lorsque les manifestations ont commencé en Syrie, au mois de mars, personne n’a plus osé regarder Al-Jazeera en public, de peur de se faire taxer de “mundiss” (infiltré, comploteur), qualificatif donné aux opposants par les partisans du régime. Dans les cafés, on ne peut désormais voir que les chaînes favorables au pouvoir, quand ce n’est pas des clips ou des matches de foot… Après la prise de distance du Qatar vis-à-vis de la Syrie, des manifestations qui n’avaient pas l’air très spontanées ont eu lieu devant le siège d’Al-Jazeera à Damas, pour protester contre la couverture de la révolution syrienne. Des affiches portant le logo de la chaîne entaché de sang ont été apposées sur des poubelles ou collées sur le sol pour être foulées au pied par les passants.
Al-Jazeera a conservé un bureau à Damas, mais ses journalistes n’ont le droit ni de couvrir les manifestations, ni mener des interviews. Ils dépendent donc de témoins anonymes contactés par téléphone, ou d’informations diffusées par Internet. De mieux en mieux organisés, des médias et des ONG ont distribué des téléphones satellitaires aux habitants des villes inaccessibles. Ces appareils ont l’avantage d’être anonymes et de fonctionner même lorsque le réseau téléphonique est coupé, comme c’est le cas pendant chaque opération militaire. Certes, les témoignages qu’ils permettent d’obtenir ne peuvent être vérifiés. Mais, grâce aux vidéos, aux interviews données par ceux qui fuient à l’étranger et au témoignage d’un nombre grandissant de Syriens assez courageux pour parler aujourd’hui à visage découvert, les informations peuvent être malgré tout recoupées. Communiquer avec les médias étrangers représente toutefois un grand risque. Il est évidement plus important si le témoin est arrêté en possession d’un téléphone satellite.
Les tansiqiyât (coordinations) qui organisent localement la contestation s’efforcent de diffuser de façon sécurisée les nouvelles, les vidéos et les témoignages en provenance de l’ensemble du pays. Ces coordinations parviennent tant bien que mal à faire sortir l’information hors de Syrie, utilisant notamment des caméras cachées et des connexions internet sécurisées.
Si le régime syrien n’interdit pas l’accès aux chaînes satellitaires ni aux sites Internet étrangers, il tente de contrôler l’accès à l’information à l’intérieur du pays. Pendant chaque opération militaire dans les villes rebelles, Internet et les réseaux téléphoniques sont coupés. Pendant le siège de Deraa, les autorités avaient même coupé l’eau et l’électricité… Ainsi, mes amis originaires de Deraa, étudiants à Damas, n’ont pu obtenir de nouvelles de leurs proches pendant plusieurs semaines.
Afin d’empêcher l’opposition de s’organiser efficacement, le régime s’est engagé dans une « guerre électronique ». Grâce à l’aide technologique iranienne, il a intensifié la surveillance des réseaux de communication. Les téléphones portables, tout d’abord, sont facilement mis sur écoute. Dès le début du mouvement de contestation, les moukhabarat ont arrêté et détenu pendant quelques jours de nombreux Syriens, suspectés d’être de l’opposition. A leur remise en liberté, ils ont tous rapporté que, dès leur premier interrogatoire, l’officier chargé de les questionner avait eu accès, via les opérateurs de téléphonie mobile, à la totalité des enregistrements des appels téléphoniques et des transcriptions de SMS passés depuis l’achat de leur puce ! Il est vrai que, pour acheter une puce en Syrie, il faut donner son nom, son adresse et ses empreintes digitales. Le vendeur vous précise qu’il est strictement interdit de céder cette puce à quelqu’un d’autre. La suspicion est si forte que les Syriens pensent que les moukhabarat peuvent écouter les discussions via les téléphones portables éteints. Quand mes amis souhaitaient me parler de sujets « sensibles », nous enlevions donc les batteries de nos téléphones portables.
Cette surveillance est rendue possible grâce à l’étroite collaboration des deux opérateurs téléphoniques, Syriatel et MTN, avec le pouvoir syrien. Comme on le sait, Syriatel appartient à Rami Makhlouf, cousin du président et gestionnaire des avoirs de la famille al-Assad. Des campagnes de boycott ont été organisées contre ces opérateurs, pour protester contre leurs liens avec le régime. Mais ce boycott est pour l’instant difficile à mettre en œuvre en raison du monopole que ces deux sociétés détiennent en Syrie.
Internet et les réseaux sociaux
Internet est également très surveillé. Il existe cependant de nombreuses façons de contourner cette surveillance. Tout d’abord, contrairement au téléphone, il est possible d’avoir une adresse e-mail ou un compte Facebook sous un pseudonyme et même de changer d’adresse régulièrement. La plupart des activistes syriens utilisent des pseudonymes sur Facebook. On peut ensuite protéger son ordinateur de diverses manières, le rendre anonyme ou crypter les communications. Des programmes comme TOR permettent de brouiller l’identité de l’ordinateur en changeant l’adresse IP. Il existe également des services de messageries spécialisées dans l’échange d’e-mails cryptés. Un des plus utilisés et des plus fiables en Syrie est Hushmail. En prison, les moukhabarat obligent les détenus à leur fournir les mots de passe de leur compte Facebook et leurs adresses e-mail. Il est donc capital, pour les internautes syriens, de disposer de plusieurs adresses et de prendre l’habitude de supprimer systématiquement les messages reçus et envoyés.
Depuis le début du mouvement, Internet est ralenti quasiment chaque vendredi, jour de la grande manifestation hebdomadaire, afin d’interdire les connexions Internet. Cette mesure est maintenue durant les 24 heures suivantes au minimum, pour empêcher les téléchargements comme l’expédition des vidéos tournées à cette occasion.
Les Syriens aiment plaisanter sur les activistes qui « font la révolution devant leur ordinateur. Ils les qualifient de militants du « hizb al kanaba » (parti du canapé). Mais poster des textes et des films sur Internet constitue tout de même un risque réel. Avant de rentrer en France, j’ai rencontré un jeune du quartier dans lequel j’habitais à Damas. Agé de 19 ans, il venait d’effectuer 20 jours de détention, dont 5 suspendu au plafond par les poignets. La torture avait été aussi bien physique que psychologique. Il avait été arrêté dans un cyber-café de la banlieue de la capitale alors qu’il postait la vidéo d’une manifestation sur sa page Facebook. Utilisant probablement un logiciel espion, le gérant du cyber-café l’avait repéré et dénoncé. Il avait été arrêté sur le champ.
Les réseaux sociaux, entre piège du fichage et utilisation militante
En Syrie, Facebook n’est autorisé que depuis le mois de février 2011. Certains Syriens parvenaient néanmoins à contourner la censure grâce à des programmes délocalisant l’adresse IP de leur ordinateur hors de Syrie. En février, le régime a levé les filtres. Il a autorisé l’accès à Facebook et Youtube. Il comptait évidemment les utiliser pour faciliter la surveillance de la population et s’en servir comme d’un outil de propagande.
Utilisé avec précaution, Facebook, Twitter et Youtube, sont apparus comme des moyens efficaces de diffusion des informations et de communication entre militants. Des pages Facebook ouvertes (c’est à dire accessibles à ceux qui ne sont pas membres de Facebook) comme Sham News Network (S.N.N) sont des sources d’information formidables. Il existe des versions de S.N.N arabe et anglaise
https://www.facebook.com/ShaamNewsNetwork. Les Syriens y postent les dernières nouvelles des manifestations et de la répression quasiment en direct. Les vidéos postées sur ces pages sont régulièrement reprises par les médias internationaux, en particulier par les chaînes arabes.
Facebook, une protection en cas d’arrestation
Un certains nombre de militants ont mis au point des stratagèmes pour se donner des nouvelles sans se contacter directement. Pour que l’on sache qu’une personne va bien, il suffit de regarder si elle a posté quelque chose, qui peut être n’importe quoi, sur sa page Facebook. Certains de mes amis prévenaient que si pendant 24 heures, rien n’avait été posté sur leur page, c’est qu’ils avaient certainement été arrêtés. Dans les mouvements d’opposition confrontés à un régime pratiquant la torture, l’échange de nouvelles de façon régulière est impératif. Personne ne peut garantir qu’il sera en mesure de garder le silence sous la torture. Par conséquent, toutes les relations d’un militant doivent être prévenues de son arrestation le plus vite possible, afin de couper provisoirement les ponts.
Mais cela ne suffit pas, parfois, à prévenir le risque de se faire piéger. Les moukhabarat peuvent en effet extorquer les mots de passe de détenus, puis utiliser leur adresse email pour contacter et piéger d’autre militants.
Lors d’un interrogatoire, Facebook peut par ailleurs servir d’alibi. Si une personne est arrêtée dans une manifestation en compagnie d’un ami, elle peut essayer de prétendre qu’elle l’a rencontré sur Facebook, sur une page de l’opposition par exemple, et qu’elle a ainsi appris l’heure et le lieu du rendez-vous pour la manifestation. Tout ceci est évidemment faux, personne ne se rencontre sur Facebook, et les rendez-vous des manifestations ne sont pas communiqués via les réseaux sociaux, même en message privé. Si « l’alibi Facebook » permet aux détenus de ne pas avoir à donner de nom, cette ruse n’échappe pas aux moukhabarat. Un ami m’a raconté qu’en prison, lors de son premier interrogatoire, l’officier chargé de le faire parler l’avait prévenu d’emblée : « Si tu réponds à mes questions par »Facebook », je t’en colle une !».
Les limites de la peur reculent peu à peu
Pour la première fois, on voit des Syriens s’exprimer ouvertement. Prenant des risques parfois inconsidérés, ils entreprennent d’ouvrir des comptes Facebook sous leur véritable identité et ils dissimulent de moins en moins leurs opinions. Naguère encore, lorsque Al-Jazeera diffusait des témoignages, la chaîne veillait à leur conserver leur anonymat ou utilisait des pseudonymes. Les intervenants racontaient les manifestations et la répression par téléphone. Mais, depuis un ou deux mois, on commence à entendre des témoignages de Syriens s’exprimant au grand jour. Ils revendiquent de ne plus se cacher et ils risquent donc leur vie en toute connaissance de cause.
Le bouche-à-oreille et les rendez-vous dans les mosquées pour éviter la surveillance
Face à la surveillance des moyens de communication, l’organisation des manifestations n’est possible que par le bouche-à-oreille et par les réseaux de connaissance existant dans chaque quartier. Cette raison, parmi d’autres, explique que les manifestations se déroulent principalement à la sortie des mosquées. Chaque Syrien sait qu’il y a forcement un rassemblement après la prière du vendredi, il suffit de s’y rendre. Pas besoin de se téléphoner, de s’écrire, de décider d’un rendez-vous pour organiser une manifestation, puisque le lieu et l’heure s’imposent d’eux-mêmes. Mais ce n’est n’est pas parce que la plupart des manifestations ont lieu spontanément après la prière du vendredi qu’elle sont porteuses de revendications religieuses.
Les prisons, lieux d’échange d’information
Paradoxalement, la meilleure source d’information pour comprendre la situation en Syrie reste la prison. Depuis le début du mouvement, de nombreux Syriens ont été détenus durant quelques jours. Plusieurs grandes rafles ont eu lieu depuis le mois de mars. Les moukhabarat interrogent les personnes suspectées d’avoir participé de près ou de loin au mouvement de contestation pour mettre à jour leurs fichiers. Plusieurs amis prisonniers dans différents lieux de détentions de Damas m’ont raconté que les cellules sont pleines de jeunes, voire de très jeunes militants, en provenance de toute la Syrie. Entassés par groupe d’une cinquantaine de personnes dans de minuscules cellules où ils n’ont même pas la place de s’assoir, les prisonniers, au bout du rouleau, après d’éprouvantes séances de torture, n’ont plus peur de rien. Ils discutent ouvertement, débattent et racontent les événements de leur région d’origine. Il s’agit là d’une source formidable d’information, venant souvent de villes inaccessibles comme Deraa, Tel-Kalakh, Jisr al Choughour, etc. Ceux qui sortent en premier sont chargés par leurs codétenus de diffuser leurs récits à l’extérieur, de donner des nouvelles à leurs proches et de faire circuler l’information à travers le pays.
Des amis ayant séjourné en prison durant ces derniers mois se sont dits impressionnés par le courage et la détermination des jeunes, en particulier. Rien ne semble pouvoir les arrêter. En prison, après la torture, ils continuaient à dire, même devant leurs geôliers, que lorsqu’ils sortiraient, ils retourneraient manifester. Aucune coercition ne semble désormais assez puissante pour empêcher, en Syrie, la diffusion de l’information.
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