HAMA (SYRIE), ENVOYÉ SPÉCIAL – Chef du service international de la Radio suisse romande, Gaëtan Vannay est l’un des très rares journalistes à s’être rendu dans la ville d’Hama. Entré clandestinement en Syrie le 20 juillet (les autorités de ce pays ne délivrent pas de visa aux journalistes), il raconte ce qu’il a vu dans cette ville, théâtre de grandes manifestations, où il a travaillé jusqu’au 1er août, lendemain de l’assaut meurtrier lancé par le régime.
Ahmed, un physique de boxeur et un prénom d’emprunt, hausse les épaules. « J’ai été arrêté parce que je manifestais. » Il ne se souvient pas de la date exacte, mais c’était il y a quatre-vingt-trois jours. Un compteur tourne dans sa tête depuis les tortures qu’il a subies entre les mains des forces de sécurité, et tournera jusqu’à ce que Bachar Al-Assad quitte le pouvoir. « Chaque goutte de sang d’un enfant, d’un jeune homme, d’une femme, d’un martyr, vaut qu’on se sacrifie. » Inutile de parler de réformes.
Ahmed a été libéré après apposition de sa signature et de l’empreinte digitale de son pouce droit sur une feuille blanche, après une confession – dûment enregistrée – selon laquelle il a été armé et payé pour manifester, et après avoir garanti que, désormais, il soutiendra le régime.
UNE VILLE VICTIME DE LA RÉPRESSION
Depuis sa libération, il est plus actif que jamais dans l’opposition syrienne. Il connaît par cœur les routes les plus improbables qui permettent d’entrer ou de sortir d’Hama sans se faire repérer par l’armée et les forces de sécurité du régime, qui cernent la ville depuis début juillet. Malgré cet encerclement, à l’exception du rendez-vous quotidien des manifestants pour appeler au départ de Bachar Al-Assad, les habitants d’Hama essayaient de vivre une vie la plus normale possible, « dans la république indépendante d’Hama », plaisantait un opposant.
« Quand vous marchez dans un tunnel, vous ne voyez pas encore la lumière au bout, mais vous savez que vous marchez dans la bonne direction. Je suis sûr de marcher dans la bonne direction », confiait-il. Et il est difficile de faire plus noir aujourd’hui pour les habitants d’Hama en Syrie, victime de la répression après des semaines de manifestations contre le régime.
Saleh Al-Amwi, de son nom de « révolutionnaire », est une figure religieuse très respectée dans cette ville du centre de la Syrie, membre du comité de coordination et d’organisation des manifestations. Respecté en ces circonstances, non seulement pour son âge et pour sa sagesse, mais aussi parce qu’il était dans la rue dès les premiers jours, souligne un militant.
Tous les opposants rencontrés à Hama partagent cette conviction, cette détermination, même après l’entrée des chars de l’armée et des forces de sécurité dans la ville dimanche 31 juillet au matin. La majorité des opposants étant trop apeurés pour manifester ce soir-là, quelques militants se sont réunis le lundi soir, par quartiers, pour afficher leur volonté de ne pas se laisser intimider. Rejoindre la place centrale, la place Al-Aassi, aurait été simplement mortel.
« DOIT-ON CONTINUER SANS ARME ? »
Samedi 6 août, la télévision d’Etat syrienne montrait des images d’une ville d’Hama désertée par ses habitants, mais jonchée de débris comme après une guerre. La voix off d’un journaliste annonçait le succès de l’armée dans l’élimination « d’une rébellion armée lancée par des terroristes ». Le 2 août, cette même chaîne de télévision faisait déjà état de ces « gangs armés qui terrorisent la population », faisant hurler derrière leur écran les opposants, pour la plupart réfugiés chez eux ce soir-là pendant que l’armée syrienne tirait avec ses tanks sur les deux principaux hôpitaux de la ville.
Depuis des mois, les opposants au régime s’appliquaient à entretenir un mouvement pacifique malgré la répression. Saleh Al-Amwi a travaillé personnellement à calmer les familles des « martyrs », à persuader celles qui voulaient s’armer pour se venger de ne pas le faire. Lors de l’entrée des chars en ville, les quelques hommes en armes descendus dans la rue pour défendre la ville ont été fermement priés de ne pas en faire usage.
Mais la tentation est forte. Sur une dérisoire barricade de briques et de ferrailles censée ralentir l’avancée des chars, Sadi (un nom d’emprunt) se demande, pointant les blindés : « Doit-on continuer sans arme ? » Combat intérieur entre la volonté de poursuivre une révolte pacifique et un sentiment d’impuissance face à la force de frappe du régime. Sadi plie son imposante stature sur une Mobylette et parcourt la ville pour informer et être informé. Ce poète amateur est au cœur du mouvement d’opposition. Certains de ses poèmes ont été publiés, mais pas les vers qui critiquent le régime. Ceux-ci ne sont jamais sortis de son cercle très restreint d’amis de toute confiance.
La destination finale de Sadi : une maison comme une autre au centre d’Hama. Ils sont quelques militants à connaître ce lieu où sont mises en ligne sur Internet les quelques images disponibles de la répression syrienne. A l’extérieur, dans les rues de la ville, des jeunes prennent le risque de mourir pour capturer au plus près les avancées et les positions des tanks, les tirs sur une population désarmée par les forces de sécurité. Certains y sont restés. Les cartes mémoires s’échangent rapidement et discrètement, de la main à la main, pour finir leur course dans ce centre névralgique des opposants au régime. Des jeunes mettent en ligne les images, communiquent par Skype (téléphonie par Internet), essaient de contacter les manifestants des autres villes.
« HAMA N’EST PLUS SEULE »
Plusieurs réseaux s’entrecroisent, collaborent pour rassembler et transmettre l’information face au black-out imposé par les autorités syriennes. Certaines images proviennent de membres de l’armée ou des forces de sécurité, qui les filment et les revendent, par avidité. Elles coûtent très cher. Des manifestants prennent le risque d’entrer en contact avec leurs auteurs et d’acheter ces documents, souvent les plus durs, montrant des mauvais traitements infligés aux personnes arrêtées. Ils ne peuvent effectivement être filmés que par des personnes impliquées.
Alors qu’Hama accueillait des rassemblements parmi les plus massifs (des dizaines de milliers de manifestants – et non pas des centaines de milliers comme l’ont affirmé les militants), l’incursion des forces du régime a mis fin à ces rassemblements. « Mais Hama n’est plus seule, et c’est la grande différence avec 1982 », se réjouissait – malgré tout – un habitant de la ville âgé de 54 ans et dont les sept enfants sont militants.
Entre 10 000 et 20 000 personnes sont mortes cette année-là, à Hama, dans la répression féroce d’un soulèvement contre le régime. L’ampleur du massacre n’a été connue que bien après les événements. « Je suis très fier de mes enfants, ils veulent gagner leur liberté et leur dignité. Après avoir vécu 1982, je n’aurais jamais pensé que les gens osent manifester. »
Aujourd’hui, privés de téléphone et d’Internet, les opposants sont réduits au silence à Hama. Mais Homs, à 47 km de là, a repris la rue malgré les assauts répétés des forces du régime au cours du mois de juillet. Et dans d’autres villes du pays, des slogans de soutien à Hama sont scandés par les manifestants. « Nous allons manifester à travers toute la Syrie jusqu’à notre dernière goutte de sang », affirmait Ahmed. Quelque part dans Hama réprimée, son compteur mental tourne toujours.
Gaëtan Vannay