lle baisse un peu la tête pour éviter la fumée, pousse distraitement un bout de bois dans le feu et s’enveloppe dans sa parka d’homme. Quinze jours sans se laver, à dormir par terre, avec un repas par jour, à rêver d’un sous-vêtement propre et de la nuit où elle pourra s’embarquer clandestinement sur un ferry. Salma, une Irakienne de 25 ans, porte son malheur avec une fierté farouche et demande avec hauteur : « Vous pouvez m’aider à passer en Angleterre ? Non ? Alors passez votre chemin. »
Ils sont une trentaine, cinquante parfois, à camper sur les hauteurs de Cherbourg, dans la Manche. On marche sur les épluchures de patates, entre une dizaine de tentes fatiguées, des bâches tendues sur un chariot, une vieille théière et des chaises en plastique. La plupart sont des hommes, Irakiens – Kurdes en majorité -, quelques Iraniens, Afghans, Palestiniens, Somaliens… « J’ai payé 7 000 dollars pour aller en Angleterre, explique Ahmad, 24 ans, qui vendait de l’essence à Kirkouk. On est montés dans le camion, on avait des sandwiches, 4 litres d’eau, des biscuits. » Le voyage a duré un mois, via la Turquie. « On nous a dit qu’on était arrivés. Je croyais qu’on était en Angleterre. On était à Cherbourg. »
Ahmad est là depuis quinze jours et a essayé de passer deux fois la Manche, en vain. C’est l’un des plus âgés. Deux gamins aux yeux vifs, 16 et 17 ans, sont venus de Mossoul, en Irak, et, depuis dix-huit jours, ont tenté leur chance « au moins une vingtaine de fois ». Aucun ne réclame l’asile en France, tous ne rêvent que de l’Angleterre. « Parce qu’en Angleterre ils donnent les papiers qui permettent de travailler. » Ils n’y connaissent personne, mais n’ont rien à perdre. C’est bien le problème. « Nous sommes confrontés à ce problème depuis la fin des années 1990, explique Serge Henry, directeur de l’exploitation du port, mais cela s’est vraiment amplifié après la fermeture du centre de Sangatte, en 2002, et il y a une vraie montée en puissance depuis le début de l’été. Chaque nuit, on découvre 100 à 150 clandestins dans le port. » Ce sont souvent les mêmes ; les jeunes expulsés du port retentent leur chance aussitôt, dans la même nuit.
Un groupe arrache un morceau de grillage et essaie de monter dans un camion. La plupart se font prendre. C’est calculé, ils font diversion au profit d’un camarade. Les routiers, en colère, les attendent armés d’un cric. Le drame a été évité de justesse, le 12 juillet, lorsqu’un couple a été réveillé dans son camping-car à 3 heures du matin sur un parking de la zone portuaire. Six Irakiens tournaient autour de leur remorque ; après un échange d’insultes puis de cailloux, l’homme a tiré un coup de feu et a blessé un jeune homme au cou.
« C’était d’abord des Roumains, des Kosovars, vraiment des pauvres gens qui faisaient pitié, raconte Marie-Thérèse Chauvin, la directrice de l’agence de Brittany Ferries. Depuis six mois, ce sont des Irakiens, très jeunes, très agressifs, qui se battent. Ça va dégénérer. » La compagnie n’en peut plus. Les routiers menacent d’embarquer dans un autre port, Brittany Ferries doit payer 2 000 livres d’amende (2 870 euros) par clandestin découvert sur ses bateaux, plus 700 livres (1 000 euros) pour le rapatrier. Le port a construit des grillages de 2 m de haut, puis de 3, a ajouté des barbelés, des caméras, paie des maîtres-chiens qui s’ajoutent aux rondes de la police aux frontières (PAF) sur les 15 hectares de la zone portuaire : 850 000 euros d’investissements juste avant l’été. Et il faut raccommoder les grillages tous les matins.
Le malheureux préfet de la Manche préfère « ne pas communiquer pour l’instant ». Il faut le comprendre : Jean-Louis Fargeas a été convoqué le 12 septembre par Brice Hortefeux, le ministre de l’immigration, pour s’expliquer sur le faible nombre de ses reconduites à la frontière. 600 à 700 personnes ont certes été interpellées sur le port depuis le début de l’année par la PAF, 500 ont été placées en garde à vue. Et presque toutes relâchées. Le préfet a rempli d’un coup le nouveau centre de rétention de Rennes, il a même envoyé un charter jusqu’à Toulouse. Peine perdue. Ces Irakiens, inexpulsables puisque leur pays est en guerre, reviennent tant bien que mal à Cherbourg se glisser sous un camion.
Parfois, ce n’est pas le bon. La Presse de la Manche a relevé que, dans la nuit du 16 août, le conducteur d’une voiture avait aperçu six paires de bras qui dépassaient de la bâche d’un camion. C’était des sans-papiers qui avaient embarqué à bord d’un poids lourd en route pour l’Espagne et s’étaient avisés juste après Saint-Lô qu’ils s’étaient trompés de sens.
Le préfet en est réduit à signer des lettres surréalistes en faisant appel à la bonne volonté des clandestins. « Monsieur, vous avez été interpellé dans la zone portuaire de Cherbourg dans le cadre d’un contrôle d’identité, alors que vous tentiez de vous dissimuler dans une remorque de camion avec l’intention de vous rendre en Grande-Bretagne. (…) J’ai donc pris un arrêté de reconduite à la frontière (…) mais les circonstances internationales actuelles, et notamment l’absence de relations commerciales vers votre pays d’origine, ne me permettent pas d’exécuter cette mesure sous la contrainte. En conséquence, il vous appartient de déférer vous-même à cette mesure (…) dans un délai de huit jours. »
Le maire de Cherbourg, lui, fume sa pipe avec satisfaction. Bernard Cazeneuve, qui est aussi député socialiste de la Manche, a interpellé, mardi 18 septembre, le ministre de l’immigration à l’Assemblée nationale et aussitôt obtenu une demi-compagnie de CRS pour sécuriser le port. « C’est un immense soulagement pour nous, sourit Marie-Thérèse Chauvin, pour la sécurité des passagers et des personnels. » L’effet est assurément dissuasif : vingt réfugiés avaient été interpellés mercredi 19 septembre, deux seulement le lendemain quand les CRS étaient là.
Evidemment, ça ne règle rien, d’autant que les CRS n’y sont théoriquement que pour quinze jours. « La sécurisation du port n’est qu’une partie du problème, convient Bernard Cazeneuve, mais on devait envoyer ce signal. C’est une situation extraordinairement complexe, une question géopolitique, à l’échelle européenne. »
Bernard Cazeneuve est assis entre deux chaises : il se refuse à passer pour un mou chez les puissants professionnels du port, le deuxième après Calais pour le trafic transmanche. Et il redoute de passer devant ses électeurs pour plus sarkozyste que Brice Hortefeux. Du coup, il a engagé une procédure auprès du tribunal administratif pour faire évacuer le campement, mais promet d’ici là de donner aux clandestins un accès à l’eau potable. Il réclame des CRS, mais impose aux services municipaux de laver les couvertures des réfugiés dévorés par la gale. Surtout, il subventionne la Chaudrée, une association qui sert un repas chaud par jour aux SDF et aux sans-papiers.
Les réfugiés se partagent des restes de nourriture périmée, quémandent un broc d’eau potable. Pour eux, c’est ramadan tous les jours. L’un des jeunes a les mains couvertes de mauvais boutons, un autre montre sa cicatrice au front qui viendrait d’une botte policière. Et puis chacun se surveille : les passeurs sont parmi eux. Personne ne doute qu’ils organisent les départs, prélèvent leur dîme, et s’arrangent pour que le campement ne dépasse jamais cinquante personnes. La police en avait arrêté trois, le 29 juin 2006, lorsque quatre intrépides sans-papiers, trois Erythréens et une Somalienne, étaient allés, à la surprise générale, se plaindre à la PAF.
Ils avaient payé entre 200 et 500 euros pour venir dans le squat, mais ce n’était jamais leur tour de tenter l’Angleterre. Ils ont fini par réclamer leur argent au passeur, qui les a frappés. Les quatre Africains ont porté plainte. Les trois passeurs, des Kurdes, tous âgés de 27 ans, étaient installés à Cherbourg depuis 2004 et avaient réussi à épouser des jeunes filles de la ville, qui allaient toucher pour eux les mandats venus de l’étranger. L’un d’eux, officiellement au RMI, avait sept portables, avec sur l’un 1 300 appels dont 300 de l’étranger. Ils ont nié jusqu’au bout, mais leurs femmes ont avoué ; elles ont écopé le 28 août de six mois de prison avec sursis, les trois hommes de deux ans ferme.
« L’Etat et les passeurs sont des alliés objectifs, insiste le Père Paul Gaillard. Il a monté une petite association, Itinérance, qui se coupe en quatre pour les réfugiés. Les passeurs ont tout intérêt à ce que les réfugiés restent dans la clandestinité. Et l’Etat les ignore. On n’arrive pas à obtenir une réunion avec la préfecture ou le conseil général. Pour eux, ils n’existent pas. Ce sont des fantômes. Bien sûr qu’ils créent des désordres dans le port. Mais, bon sang !, ce sont d’abord des victimes. »
Itinérance a rejoint neuf autres associations dans un Collectif contre le racisme et les idées d’extrême droite. Ils ont sauvé en 2006 deux très jeunes Erythréennes, Asna et Sara, venues accoucher dans le squat après avoir perdu leur mari à la frontière libyenne. Les jeunes femmes ont fait une demande d’asile en France et sont soutenues à bout de bras par les militants. « Il faut renégocier les accords avec les Anglais, résume Pascal Besuelle, le président du Collectif, permettre aux réfugiés de faire une seule demande d’asile dans n’importe quel pays de l’Union, pour le pays de leur choix. Et créer un centre d’accueil pour ne pas laisser ces gens crever. »
Salma, dans le camp, jette avec une colère glacée : « Pourquoi vous nous traitez comme des animaux ? » Le collectif se demande, lui, s’il va trouver 200 personnes pour manifester vendredi à Cherbourg.
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3224,36-960215@51-937503,0.html
Les fantômes de Cherbourg
Je suis Cherbourgeoise et je rencontre souvent des immigrés sans papier.
Ce texte est le reflet exact de l’ambiance qui règne autours de ce scandale.
Je m’insurge et me lie au côté de toux ceux qui aideront ces pauvres gens égarés, dépouillés et désemparés à vivre enfin…