Que s’est-il passé dans les urnes des trois circonscriptions de la ville de Beyrouth en ce dimanche 8 mai 2016 ? Ce scrutin avait quelque chose de surréaliste et d’inhabituel. D’un côté, une coalition à l’image du gouvernement : mosaïque hétéroclite de formations et de partis que rien n’unit, mais qui pensent qu’elles représentent, chacune pour son compte, le camp confessionnel dont elle est issue. L’establishment politico-confessionnel qui a usé, jusqu’à la corde toutes les figures de la rhétorique identitaire s’est retrouvé ainsi coalisé dans une liste d’opportunité, sans que nul ne sache ce que pouvaient avoir en commun les ingrédients qui le composent. En face, un petit collectif d’individus où chacun représentait sa propre personne et parlait en son nom. En dépit de leur grande diversité, ils avaient décidé de former une équipe autour d’un programme et de se lancer dans ce qu’il y a de plus noble dans la vie publique, et qui constitue la raison d’être du politique : la recherche du bien commun.
Nous avons lu un déluge de commentaires sur ce face à face inhabituel entre l’establishment politicien et la société civile, selon l’heureuse formule d’un tweet de Walid Joumblatt. Avant le scrutin, on pensait que si la liste Beyrouth-ma-Cité pouvait réaliser un score entre 10 et 15%, ce serait une éclatante victoire. On estime, actuellement, que le score avoisinerait les 40%, ce qui est plus qu’un triomphe. Un tel séisme, car c’en est un, doit être lu et interprété avec précaution et beaucoup d’humilité par la classe politique ; car il s’agit de la voix du peuple librement exprimée ; c’est-à-dire de quelque chose qui relève du Sacré.
L’abstention fut massive partout, comme le veut la tradition d’un scrutin municipal à Beyrouth. Cependant, l’abstention n’a pas la même signification partout. A Beyrouth-III, à majorité sunnite, l’électeur a sans doute voulu marquer sa désapprobation à l’égard de la stratégie politique, faite de compromis parfois humiliants, du parti Mustaqbal sans toutefois émettre un vote de sanction à l’égard de Saad Hariri dont la figure charismatique incarne toujours le symbole d’une certaine modernité arabe et, surtout, le refus de l’extrémisme islamiste. L’électeur de Beyrouth-III ne pouvait pas faire plus, vu qu’il a dans son dos le poignard du Hezbollah.
L’électeur de Beyrouth-II est intéressant à examiner. Dans le quartier Medawar, à dominante arménienne, les suffrages se sont exprimés en bloc en faveur de la liste de l’establishment, ce qui traduit l’hégémonie incontestée qu’exerce le parti Tachnag sur l’électorat arménien. Par contre, dans les quartiers à forte présence chiite, le vote en faveur de « Beyrouth-ma-Cité » pose de troublantes questions. On peut penser que le tandem Amal-Hezbollah a peut-être voulu glisser une peau de banane à Saad Hariri en surfant, par opportunisme, sur la vague « société civile » comme il l’avait fait dans l’affaire du mariage civil ou dans le scandale des détritus.
Reste l’électeur de Beyrouth-I, c’est-à-dire les quartiers Achrafieh-Rmeil-Saïfi à majorité chrétienne, où l’abstention aurait été aussi importante qu’ailleurs. Les suffrages exprimés seraient allés massivement à la liste Beyrouth-ma-Cité dans une proportion très largement majoritaire. Et ce fut le pavé jeté dans la mare du microcosme politique. Quel message a voulu exprimer l’électeur de Beyrouth-I et à qui l’adresse-t-il ?
Cet électeur n’a pas voté en sa qualité de chrétien mais d’individu et de citoyen. Il serait faux de penser le contraire. Il a apporté son soutien à des individus qui lui ressemblent et non à des représentants autoproclamés de groupes confessionnels. C’est pourquoi, il serait profondément injuste, dangereux et erroné de penser que ce vote est contre Saad Hariri. Bien au contraire car il s’agit d’une intifada dans l’intifada ; celle-là même que réclamait Samir Kassir en 2005 avant son assassinat. En 2016, cette intifada interne a eu lieu dans les urnes. C’est tout à l’honneur de l’électeur de Beyrouth d’avoir réalisé un tel exploit, pacifiquement et démocratiquement. Ce vote exprime, avec éclat, l’esprit du 14 Mars 2005. La petite graine semée ce jour-là au cœur de Beyrouth, autour de la dépouille de feu Rafik Hariri, a germé. Dix ans après, le fœtus est devenu citoyen et il s’exprime dans la fidélité aux engagements de mars 2005.
Tout a été déployé pour faire paniquer ce même citoyen chrétien et lui instiller la méfiance, voire la haine, à l’égard de la communauté sunnite dans son ensemble. On a agité tous les épouvantails possibles et imaginables de l’islamisme déferlant qui va l’égorger, le dévorer, etc … En dépit de toute cette propagande, et malgré toutes les violences du Levant, l’électeur chrétien de Beyrouth-I n’a pas réagi en minoritaire. Il a clairement rejeté le repli identitaire et a fait le choix du vivre-ensemble dans une société sécularisée. Il a dit sa fidélité aux valeurs communes exprimées le 14 mars 2005. Par son vote, il a affirmé ne pas avoir peur de Daesh ni du Hezbollah, car son meilleur bouclier demeurent la paix civile et la vie démocratique dans son pays.
Son message s’adresse d’abord aux partis traditionnels dits chrétiens à qui il affirme : Non, vous ne pouvez pas monopoliser ma représentativité ni mes choix citoyens. Son message s’adresse ensuite à son partenaire musulman, tant sunnite que chiite, à qui il réaffirme son refus de l’extrémisme ; sa culture de la modernité ; son choix de la modération et de la citoyenneté. Il n’y a pas meilleur service possible qui aurait pu être rendu à la modération sunnite traditionnelle que le Mustaqbal ne cesse de prôner.
Le scrutin municipal de Beyrouth fut, dans son ensemble, un sondage national que les forces politiques doivent minutieusement décortiquer en vue des prochaines législatives car il a révélé l’existence d’une opinion publique agissante que nul ne peut ignorer sans risques. Cette opinion, citadine et urbaine, a clairement dit aux principaux concernés : Cessez vos petites querelles mesquines ; arrêtez vos compromis contre-nature et revenez à l’essentiel pour lequel tant de sang a été versé. Revenez aux valeurs communes du 14 mars 2005.
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- Beyrouth