Un journaliste libanais de mes amis m’a un jour raconté l’histoire suivante. Voici trois ans, alors que son pays était encore régi par les Syriens, il eut la surprise d’être bloqué par un barrage militaire syrien dressé au nord de Beyrouth. Un officier costaud et moustachu lui demanda ses papiers. Il les examina en silence, si longtemps que le cœur de mon ami se mit à battre la chamade. “Alors, vous êtes journaliste ?” finit par demander l’officier. Mon ami opina du chef. “Votre métier est vraiment bizarre, continua le Syrien. Sur quoi écrivez-vous ? Sur ce qui se passe seulement ?” Et mon ami de répondre : “Dieu merci, pas seulement sur ce qui se passe. Dans mon métier, on écrit aussi sur ce qui aurait pu se passer, sur ce que nous avons entendu dire qu’il s’était passé et sur ce qui risque de se passer.” “C’est vraiment intéressant”, conclut l’officier syrien. Sur ce, il rendit ses documents à mon ami.
Je me suis rappelé cette histoire lorsque, voici trois mois, le New Yorker a publié un article sur l’attitude de l’administration Bush envers les sunnites et les chiites. Cet article, écrit par Seymour Hersh, journaliste d’investigation et lauréat du prix Pulitzer [en 1970], expliquait que l’administration américaine, renouant avec la realpolitik, soutenait les sunnites dans leur conflit avec les chiites. Ce changement d’attitude l’amenait à coopérer même avec les sunnites les plus violemment opposés aux Etats-Unis, y compris des groupes liés à Al-Qaida. Pour appuyer sa démonstration, Hersh révélait que les Etats-Unis versaient des fonds au gouvernement libanais du Premier ministre [sunnite]Fouad Siniora, tout en sachant qu’une partie de ces sommes allait au groupe palestinien du Fatah Al-Islam dont les miliciens étaient retranchés dans le camp de réfugiés de Nahr El-Bared.
Cet article a été publié dans le New Yorker près de deux mois avant les affrontements entre le Fatah Al-Islam et l’armée libanaise. Les journalistes et correspondants en poste à Beyrouth ont été légitimement surpris. Quoi ? Siniora, archétype du notable politique sunnite, prêterait main-forte à des collaborateurs d’Al-Qaida eux-mêmes issus d’une scission d’un groupuscule prosyrien ? Et les Américains en seraient conscients, et seraient même à l’origine de ce plan, tout à leur désir de frapper le Hezbollah [chiite]? Et les Etats-Unis soutiendraient ainsi les sunnites dans leur conflit contre des chiites partout appuyés par l’Iran dans tout le Moyen-Orient ?
Pour les journalistes libanais, c’était tout à fait inattendu. Mais cet article était publié par le New Yorker, réputé pour son sérieux.
Les journalistes libanais n’en ont pas moins mené leur propre enquête. Seymour Hersh leur a expliqué qu’il tenait ses informations de Robert Fisk, le directeur du bureau du quotidien britannique The Independent à Beyrouth.
Mais Hersh n’avait pas jugé utile de vérifier ses informations. De son côté, Fisk a raconté qu’il avait eu vent des conclusions d’observations effectuées sur le terrain par Alastair Crooke. Celui-ci est un ancien agent des services de renseignement britanniques et fondateur du Conflicts Forum, une ONG censée contribuer à la réforme des relations entre l’Occident et le monde musulman. Or Crooke ne connaît pas un traître mot d’arabe. Et tout ce qu’il est parvenu à répondre aux journalistes libanais, c’est qu’il tenait ses informations “de toutes sortes de gens”.
C’est donc ainsi que se fabrique l’information sur le Moyen-Orient ? Et, qui plus est, par des journalistes et un magazine réputé ? Les consommateurs d’information seraient bien inspirés de faire leur le principe du caveat emptor, par lequel le droit romain enjoignait à l’acheteur d’être vigilant. Quant aux journalistes, un peu d’autocritique ne leur ferait sans doute pas de tort.
Ha’Aretz
Courrier international