Le cinéma que nous ambitionnons de faire est pour le moment inaccessible. Hors d’atteinte. Car il dépend d’autorités et d’intérêts divergents, parfois rivaux, dans un pays truffé de contradictions. Lorsque vous y ajoutez la censure (primaire) de l’Etat, l’arrogance et le snobisme des spectateurs, ainsi que le désarroi de l’artiste devant d’énormes contraintes et humiliations, vous conviendrez que filmer le dilemme libanais est quasiment impossible… jusqu’à nouvel ordre. Tout comme le fait de gouverner ce pays en se la coulant douce. Aussi poétique que cela puisse paraître, il est bien évident que le cinéma est une « arme de destruction globale » que la classe dominante n’apprécie guère, sachant qu’elle sera dirigée contre elle et sa médiocrité. Cela est valable pour la majorité des pays arabes, aux régimes despotiques et aux présidents élus avec 99 % des voix.
Or Dieu sait s’il y a de quoi filmer, après trois décennies d’occupation syrienne, laquelle a massacré la dignité libanaise à la tronçonneuse ! Faudrait-il pour autant renoncer au cinéma et passer à autre chose ? Je ne possède pas de réponse dans l’immédiat, car je ne dispose pas du recul nécessaire vis-à-vis des événements qui se déroulent autour de moi. Surtout qu’en ces temps de paranoïa collective il serait vaniteux de parler cinéma alors qu’il devient de plus en plus impossible de circuler sans être soumis à des fouilles et à des contrôles à tout bout de champ.
Un « suspect » sans cesse interrogé, harcelé, surveillé peut-il faire du cinéma ? D’ailleurs, j’ai toujours eu tendance à croire que les Moyen-Orientaux comme nous, qui sont dépassés par leur(s) réalité(s), par la violence et la bêtise banalisées, n’ont plus besoin de fiction : le réel leur suffit. Ils sont les acteurs-réalisateurs-spectateurs de ce long documentaire produit par je ne sais plus qui. Que demander de plus ?
Néanmoins, pour l’intellectuel prêt à mettre des points d’interrogation là où il n’y en a guère besoin, le grand questionnement truffaldien, dans le contexte actuel des choses, me semble être d’une première nécessité : « Le cinéma est-il VRAIMENT plus important que la vie ? » Voilà donc la seule question qui compte, à laquelle je pourrai accoler trois réponses qui se suivent et se ressemblent : « Oui, oui et oui ! »
Au moins, devant la caméra, nous avons la possibilité d’intervenir et de filmer la vie, non pas comme elle est mais comme elle devrait être ! C’est le seul endroit, à ma connaissance, où une réelle distorsion de la réalité est encore possible. Rappelez-vous : le cinéma est un « mensonge qui dit la vérité ». Mais, attention : les cinéastes ne doivent être ni des mythomanes ni des « fantasmeurs » ! Ils doivent avant tout protéger les minorités de la bien nommée « écrasante majorité ».
Donc, aujourd’hui, le grand défi consiste à ne plus mentir, même pour l’amour du cinéma. Ne plus mentir aux autres avec de l’exotisme convenu, mais, surtout, ne plus se mentir. Ma foi, le seul moyen d’avoir un cinéma digne de ce nom, c’est de cesser de dire une chose et d’en penser une autre. De refuser l’hypocrisie, le dédoublement de la personnalité ! Le reste viendra… peut-être ! Toujours est-il qu’il ne faut pas trop espérer, vu la mentalité du peuple libanais, peu habitué à voir et à accepter son image reflétée sur grand écran.
Par ailleurs, il ne faut pas se leurrer : le cinéma, on n’en possède pas encore tous les secrets. On a été trop longtemps occupé à maîtriser d’autres talents, à s’exercer au maniement d’autres armes. Et puis, soyons francs : l’image est un acte, alors que les mots ne sont que de simples promesses dans le vent ! Et, malheureusement, la société libanaise, trop longtemps formée par la télévision de la sous-culture, a été contaminée par le virus des moulins à paroles. Comment lui faire faire un retour aux sources ? Comment la convaincre qu’au commencement était l’image, et que toute parole est le résultat d’une image ?
En attendant une possible évolution, il va falloir que les cinéastes, ces laissés-pour-compte, fassent avec les moyens du bord. Que certains d’entre eux cessent de se fixer comme but la montée des marches à Cannes ! Qu’ils commencent à filmer… sans caméra si besoin est. Rien n’est plus compatible avec l’esprit créatif qu’un film écrit et réalisé dans la tête ! Que ces cinéastes se battent pour montrer les ressemblances entre l’Occident et l’Orient, autant que les différences ! Qu’ils démontent les barrières du despotisme et bravent les interdits – politique, religion, sexe – pour ne pas devenir un jour aussi insipides que l’argent qui vient des pays du Golfe et de l’Arabie Saoudite, et qui sert à enlaidir et à déshumaniser !
Mais ne faudrait-il pas savoir quoi filmer ? Depuis la fin de la guerre de 1975-1990, cette obsession divise les cinéastes. D’une part, on trouve ceux qui enterrent le passé et, de l’autre, ceux qui traquent éternellement la mémoire, y trouvant une source inépuisable d’histoires. Comment blâmer les uns et les autres ? L’art n’est-il pas en fin de compte une question de choix et de décisions ? En parlant d’aujourd’hui, ne parlons-nous pas un peu d’hier, et vice versa ? Surtout qu’ici la grande et la petite Histoire se répètent magistralement, sans la moindre erreur de parcours !
Reste le rapport aux autres. Ce cinéma devrait nous permettre d’accéder à nouveau au monde. Ce cinéma doit faire oublier l’image réduite de nous-mêmes que la télévision inculque quotidiennement à des téléspectateurs occidentaux très peu avertis. Ce cinéma qui redonne à l’individu la voix qu’il avait perdue aux élections. Ce cinéma qui nous élève au rang d’êtres humains, alors que d’autres formes d’expression nous ont ravalés au rang de lobotomisés. Le jour où le cinéma libanais dira tout haut ce que chacun de nous pense tout bas – sans pour autant être didactique, ennuyeux et chauvin –, ce cinéma pourra prétendre qu’il existe. Sinon, et sans vouloir froisser, il ne subsistera que dans l’imaginaire d’une minorité écrasée.
An Nahar
Courrier international