C’est une triple vérité, une triple évidence, que le secrétaire général du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a implicitement mise en relief dans son discours de vendredi soir. Une triple vérité qui n’est qu’une lapalissade pour les observateurs avertis, mais il n’est sans doute pas fortuit que le leader du Hezbollah ait jugé bon de rappeler cette évidence à la lumière des développements en cours au Liban-Nord.
En soulignant que l’entrée de l’armée et des forces de l’ordre dans le camp de Nahr el-Bared (ou dans tout autre camp palestinien) afin de liquider le Fateh el-Islam et consorts est une « ligne rouge », Hassan Nasrallah ne fait que confirmer très clairement ce que certains opposants – nommément le général Michel Aoun et le Courant patriotique libre – se refusent à admettre, à savoir que le Hezbollah ne saurait voir d’un bon œil le renforcement de l’autorité de l’armée et de l’État, ainsi que l’aboutissement du processus de réédification des institutions étatiques.
S’abstenir de condamner l’action de Fateh el-Islam tout en cherchant à juguler l’opération lancée par les forces régulières à Nahr el-Bared revient d’une part à assurer indirectement une couverture morale à l’organisation terroriste, et d’autre part à enliser l’armée dans une longue guerre d’usure dont elle ne sortirait que perdante, ne fut-ce que moralement. Le Hezbollah aurait de la sorte apporté sa contribution à une machination (syrienne) visant à atteindre d’une pierre deux coups : accroître encore davantage la déliquescence de l’État et entraîner le gouvernement Siniora dans un processus de déstabilisation d’un genre nouveau, impliquant des groupuscules implantés dans les camps palestiniens.
Les propos de sayyed Nasrallah constituent en outre, par ricochet, une confirmation indirecte d’une autre évidence : les liens de Fateh el-Islam avec Damas. Si cette organisation terroriste était véritablement autonome et qu’elle n’était pas une pure émanation des services de renseignements syriens, le chef du Hezbollah n’aurait eu aucune raison d’épargner, comme il l’a fait, ce groupuscule fondamentaliste sunnite qu’il ne contrôle pas et qui est idéologiquement aux antipodes du parti chiite. S’il s’est montré aussi conciliant avec lui, c’est à n’en point douter parce qu’il ne peut se permettre de donner son aval à l’élimination d’une des pièces maîtresses de son propre camp, celui de l’axe syro-iranien.
Cet alignement, coûte que coûte, de Hassan Nasrallah sur les impératifs de la raison d’État syrienne illustre enfin la troisième évidence qui n’a jamais été, pour l’heure, démentie : lorsqu’il y a contradiction entre l’intérêt libanais et les considérations d’ordre régional se rapportant à la stratégie du tandem Téhéran-Damas, le Hezbollah opte en dernier recours pour les intérêts de ses deux alliés régionaux. Une telle ligne de conduite (flagrante dans l’affaire Fateh el-Islam) pose tout le problème de la libanité du comportement politique du Hezbollah, de même qu’elle démontre – accessoirement – les limites du pari fait par le CPL qui tente de justifier son alliance avec le parti de Dieu en arguant de sa volonté de stimuler le libanisme du parti chiite.
L’écrivain et chercheur Mohammad Hussein Chamseddine relève sur ce plan que le comportement politique du Hezbollah est la résultante de trois dimensions qui caractérisent le parti chiite :
les dimensions libanaise, iranienne et syrienne. Chacun de ces paramètres prend le pas sur l’autre en fonction de la conjoncture du moment, et en fonction aussi de l’évolution des rapports internes entre les défenseurs, au sein même du parti, de l’une ou l’autre de ces dimensions, note Mohammad Chamseddine. Mais lorsque l’on en vient aux grandes options stratégiques, les facteurs régionaux semblent en définitive l’emporter, comme cela est apparu dans la position de sayyed Nasrallah sur le problème de Nahr el-Bared.
D’aucuns pourraient attribuer cette prédominance des intérêts régionaux au détriment de l’intérêt libanais non pas à une faille dans la libanité de la doctrine et de la ligne de conduite stratégique du Hezbollah, mais simplement dans le soutien que lui apportent la Syrie et l’Iran, le parti chiite étant en quelque sorte contraint de prendre en considération les intérêts de ses alliés régionaux en reconnaissance de l’aide massive qu’il reçoit. Une telle explication ne fournit toutefois qu’un éclairage partiel sur l’attitude du Hezbollah. Il suffit pour s’en convaincre d’avoir présent à l’esprit l’exemple, particulièrement significatif et riche en leçons, du principal parti chiite irakien, le Conseil suprême de la Révolution islamique en Irak (CSRII, dirigé par Abdel Aziz Hakim). Ce parti chiite irakien a constamment bénéficié – comme le Hezbollah – du soutien politique, militaire, financier et logistique de Téhéran. Fondé en 1982, il était basé principalement en Iran avant la chute de Saddam Hussein. Mais, en dépit de ce soutien massif, il ne s’est pas départi pour autant de son « irakité » et a axé ses efforts, après l’offensive américaine, sur la reconstruction de la « maison irakienne ». Il s’est notamment démarqué dans ce contexte, à certaines occasions, de la position iranienne, notamment en ce qui concerne le projet de fédération auquel le CSRII reste très attaché malgré les fortes réticences de Téhéran qui craint que la notion de fédéralisme ne donne des idées aux Kurdes d’Iran. Le 15 mars dernier, le leader du CSRII, Abdel Aziz Hakim, demandait en outre aux dirigeants iraniens d’ouvrir un dialogue avec les États-Unis afin d’examiner les points de divergence sur l’Irak.
Le CSRII a tenu durant la première quinzaine du mois de mai un congrès général au cours duquel il a décidé, entre autres, de changer de nom en abandonnant toute référence à la « révolution » et de s’appeler désormais Conseil suprême islamique en Irak (CSII). Nombre d’observateurs étrangers ont perçu l’abandon de la référence à la « révolution islamique » comme l’expression d’une volonté de confirmer et de consolider le recul par rapport au régime iranien. Cette analyse est en tout cas accréditée par une résolution prise par le nouveau CSII, mettant en relief son allégeance au grand ayatollah Ali Sistani connu pour ses positions très réservées à l’égard des autorités iraniennes et du guide suprême de la révolution, Ali Khameneï.
Ce qui s’est avéré possible pour le principal parti chiite irakien, à savoir sa position de recul (relative) par rapport à Téhéran en dépit de son implantation physique en Iran et du fort soutien iranien dont il bénéficie, pourquoi ne serait-il pas possible dans le cas du Hezbollah ? La réponse doit être puisée dans l’historique et la doctrine des deux partis chiites. Mohammad Hussein Chamseddine relève à ce propos que, lors de sa fondation au milieu des années 80, le Hezbollah a été une émanation directe, une « branche » en quelque sorte, des Gardiens de la révolution iranienne qui l’ont encadré, formé et entraîné en s’implantant dans la Békaa. Tel n’est pas le cas de l’ex-CSRII dont les racines sont exclusivement irakiennes et dont le noyau dur est la famille Hakim (de dignitaires religieux) qui n’a jamais été favorable à l’établissement d’une République islamique en Irak. Sans compter que l’ex-CSRII n’a pas adhéré sur le plan doctrinal lors de sa création au régime du wilayat el-fakih, contrairement au Hezbollah, ce qui lui a donné effectivement une plus grande marge de manœuvre vis-à-vis du pouvoir iranien.
L’affaire de Fateh el-Islam n’est, certes, qu’un simple épisode, parmi tant d’autres, qui illustre la faille au niveau de la libanité de la ligne de conduite et du projet politique (par essence transnational) du Hezbollah. Les rapports entre les diverses composantes communautaires locales deviendront à cet égard beaucoup plus aisés et plus équilibrés lorsque la dimension libanaise du Hezbollah prendra le dessus sur les deux autres dimensions régionales. Mais le parti chiite devra sans doute à cet effet faire, au préalable, sa petite révolution doctrinale pour suivre l’exemple de son alter ego irakien.
L’Orient Le Jour