INTERVIEW – Pour le sinologue, ce système dynastique ne peut se maintenir que s’il parvient à résoudre la crise économique.
Depuis Mao Tsé-toung, trois générations de dirigeants chinois se sont succédé. Dans Les Fils de princes (Fayard, avril 2016), Jean-Luc Domenach, directeur de recherche émérite à Sciences Po, étudie une caste aristocratique qui a su allier le communisme d’État à un capitalisme financier généralisé.
LE FIGARO. – Comment caractériser la génération actuellement au pouvoir en Chine?
Jean-Luc DOMENACH. – Cette génération est composée des enfants des capitaines et des commandants qui ont aidé Mao Tsé-toung à accéder au pouvoir. À mesure que celui-ci faiblissait, ils ont profité de leur position dominante pour jouer un rôle essentiel dans la modernisation de la Chine. Avec leurs enfants, ils se sont constitués en véritable caste dirigeante. Ils ont su être la charnière entre le communisme de leurs parents et le capitalisme qui a permis à la Chine de prendre part à la mondialisation.
Comment a évolué le rapport à l’éducation et à la réussite personnelle depuis l’époque de Mao?
Sous Mao, la morale en vigueur était communiste, stricte et ordonnée. Depuis la fin de la Révolution culturelle, l’éducation est tournée vers le monde anglo-saxon, en particulier les États-Unis. L’instruction est dispensée en anglais. L’idée sous-jacente est que la Chine parvienne à prendre à l’Amérique ce qu’elle a de meilleur – nouvelles technologies, industrie de pointe – sans pour autant se laisser coloniser par une forme d’impérialisme culturel. Néanmoins, les jeunes Chinois sont très imprégnés par la culture américaine, notamment les séries télévisées. Le gouvernement le sait et, tout récemment, a lancé un équivalent chinois de la série House of Cards – Au nom du peuple – afin de promouvoir la lutte anticorruption engagée par le président Xi.
«L’élite chinoise actuelle est particulièrement américanophile. Alors que le discours maoïste saluait l’importance de l’unité et l’indépendance nationale de la Chine, l’élite des années 2000 a une tendance “a-nationale” au capitalisme et à la finance apatride»
Quel rapport les jeunes Chinois entretiennent-ils aux États-Unis?
Cette relation consiste en un mélange de respect et de fascination pour les valeurs véhiculées par l’Amérique, teintée d’une certaine rivalité et d’une volonté de faire toujours mieux. Les États-Unis exercent une séduction extrême sur les enfants de la caste dirigeante. L’élite chinoise actuelle est particulièrement américanophile. Alors que le discours maoïste saluait l’importance de l’unité et l’indépendance nationale de la Chine, l’élite des années 2000 a une tendance «a-nationale» au capitalisme et à la finance apatride: investissements dans des sociétés étrangères, placements dans des zones off-shore, commerce d’armes… À titre d’exemple, le secteur de la banque d’affaires connaît depuis quelques années en Chine un essor d’une ampleur inégalée.Il demeure que les riches Chinois sont souvent considérés comme des exploiteurs, des égoïstes par le reste de la société urbaine chinoise et les classes moyennes. Le problème est que le fossé entre ces deux catégories de population a tendance à se creuser.
Les «fils de princes» au pouvoir ont-ils trouvé une entente cordiale avec Washington?
À la différence de Mao Tsé-toung, Xi Jinping fait preuve d’une remarquable habileté et d’un pragmatisme marqué en matière de politique étrangère. Pour l’anecdote, Mao avait toute sa vie, sans succès, tenté d’apprendre l’anglais… Le président Xi le parle correctement. Il a adopté une position constante de dialogue, même si de nombreux points de tension demeurent entre les deux plus grandes puissances – ambitions chinoises en mer de Chine méridionale, droits de l’homme, cyberespionnage…
Plus que les tensions directes entre la Chine et les États-Unis, les relations entre la Chine et le Vietnam sont à surveiller de près. En mer de Chine orientale, Pékin a organisé la construction d’îles artificielles, le déploiement d’armes ainsi que la militarisation de plusieurs zones dans les archipels vietnamiens de Paracels et de Spratleys. Or le Vietnam est sous la protection des États-Unis qui ne laisseront pas se perpétuer ces pratiques sans réagir.
Comment est-on passé en quelques décennies du communisme d’État au capitalisme généralisé?
Au fond, le point commun entre le communisme de Mao et le capitalisme des fils de princes au pouvoir, c’est leur immoralité affichée. Le paradoxe apparent aujourd’hui est le suivant: la pratique du capitalisme est désormais intégrée officiellement dans les familles mêmes qui contrôlent un système de pouvoir communiste. Il existe une spécialisation par secteurs des familles les plus riches et les plus en vue: la famille de Li Peng (premier ministre de 1987 à 1998) «travaille» dans l’électricité, celle de Wen Jiabao (premier ministre de 2003 à 2013) dans la joaillerie.
«À la différence de Mao Tsé-toung, Xi Jinping fait preuve d’une remarquable habileté et d’un pragmatisme marqué en matière de politique étrangère»
Comment le peuple chinois appréhende-t-il cette prise de contrôle dynastique du pouvoir?
Si les problèmes économiques et sociaux qui ont cours ne connaissent pas de résolution, la révolte populaire ne pardonnera pas aux fils de princes d’avoir accaparé le pouvoir avec une telle hypocrisie. Si les salaires ont augmenté ces dernières années, il subsiste d’importants problèmes structurels: en mars dernier, des milliers de mineurs se sont mis en grève en réclamant le paiement d’arriérés de salaires sur plusieurs mois. Et ce phénomène n’est pas isolé. De nombreuses entreprises, qui pour des raisons juridiques et culturelles ne peuvent faire faillite, continuent à faire travailler des gens sans les payer!
Jusqu’où peut aller la contestation?
Cela fait plusieurs années que le gouvernement a la tâche de normaliser cette situation alarmante. Mais elle perdure. En réalité, le peuple chinois se positionne par rapport au pouvoir en fonction de sa situation matérielle. S’il continue de voir son niveau de vie progresser, et la corruption reculer, le système au pouvoir peut se maintenir en place. Dans le cas contraire, on peut légitimement s’attendre une contestation populaire de forte ampleur.La crise boursière survenue durant l’été 2015 a provoqué une réduction du rythme de croissance soutenu que la Chine avait réussi à maintenir. Si cette crise débouche sur un cataclysme économique, il y a fort à parier que la légitimité capitaliste des fils de princes explosera en même temps que leur unité de façade…