Ce n’est pas parce qu’on défend une cause « juste » qu’on doit nécessairement triompher de ses adversaires. Très souvent, c’est l’inverse qui se produit et l’histoire foisonne d’exemples où les « méchants » sortent victorieux et où les « forces du mal » finissent par s’imposer.
Ceux qui s’étaient regroupés sous la bannière du 14 mars avaient tout lieu de croire que leur cause était « juste » et « noble ». Il leur suffisait pour s’en convaincre de réciter inlassablement les noms de leurs « martyrs » tombés sous la barbarie récurrente d’un despotisme aveugle. Mais les antiennes sont rarement suffisantes pour construire une victoire. Les incohérences dans le discours et dans les actions de la coalition du 14 mars, la série de déboires subis au cours des quatre dernières années et la présence en face d’un adversaire armé et omnipotent devaient se traduire, en toute logique, par une nouvelle défaite cuisante et probablement définitive. Et pourtant, et contre toute attente, c’est David qui a triomphé de Goliath !
Cette victoire inespérée de la démocratie contre le pouvoir des armes est incontestablement l’une des bizarreries politiques dont la rareté est d’autant plus exceptionnelle qu’elle se manifeste à l’occasion d’une bataille électorale. Les résultats des urnes seront disséqués dans leurs infimes détails et l’on se penchera longtemps sur le « tempérament » des électeurs pour en mesurer les variations, mais une vérité simple et évidente émerge d’ores et déjà avec une clarté éblouissante. La victoire du 7 juin est née de la défaite du 7 mai.
Le calme exceptionnel qui a prévalu pendant la longue journée électorale ne s’explique pas par une « sociabilité » subite des Libanais, ni par une « civilité » supposée, mais par la certitude absolue qu’avait l’opposition de remporter les élections. Du coup, l’intimidation par les armes était devenue inopérante et le changement de tempérament pouvait librement s’exprimer et prendre toute son ampleur. Le parti khomeyniste armé a offert à ses adversaires, et sans nécessairement le vouloir, la victoire sur un plateau d’argent.
La défaite du 7 mai, la capitulation humiliante qui en a découlé à Doha, l’arrogance inouïe du « secrétaire général » de la milice de Dieu et l’insolence méprisante dont il se délectait à chacune de ses « apparitions » ont provoqué un ressentiment indélébile et une haine irréductible qui n’attendaient qu’une occasion propice pour exploser. La forte mobilisation sunnite notamment à Zahlé, à Tripoli et à Saida ne peut pas s’expliquer uniquement par l’argent électoral, mais par une volonté farouche et dévastatrice d’en découdre avec l’épouvantail chiite. Saad Hariri le savait parfaitement, il savait qu’il pouvait puiser sans l’épuiser dans ce réservoir insondable de la haine confessionnelle.
Achrafieh n’a pas agi autrement. Elle avait à en découdre avec son propre épouvantail. Elle l’a fait en assénant une cinglante défaite au Patriarche autoproclamé des Chrétiens qui voulait la « libérer » de l’emprise sunnite. Là aussi, le ressentiment était sans bornes. La « capitale chrétienne », enfin libérée de son musellement, pouvait donner libre cours à sa vengeance et renvoyer l’usurpateur hargneux dans ses hameaux où seules les voix chiites et arméniennes pouvaient lui sauver la mise.
Sans la défaite du 7 mai, la victoire du 7 juin ne serait pas possible. Le « jour de gloire » cher Hassan Nasrallah s’est transformé en un boomerang dont la lame acérée s’est retournée contre lui et l’a renvoyé dans son bunker caresser un arsenal qui ne lui a été d’aucun secours.
Le « peuple » du 14 mars a enfin pris sa revanche. Cette victoire est avant tout la sienne. Puisse cette victoire sortir ses dirigeants de leurs errances.
« Victoire d’une défaite » est un livre de Miklos Molnar sur l’écrasement de l’insurrection de Budapest en 1956 par les chars russes de 1956 et sur Janos Kadar qui a réussi à transformer cette défaite en victoire.