Téhéran semble vouloir éviter une escalade qui obligerait les Européens à se rallier à la position américaine
Louis Imbert Et Allan Kaval (À Paris)
L’explosion qui a eu lieu, jeudi 2 juillet, sur un site du complexe nucléaire iranien de Natanz apparaît de plus en plus clairement comme un acte délibéré, auquel Israël pourrait avoir contribué. Un officiel d’un service de renseignement au Proche-Orient a affirmé, dimanche, au New York Times, sous le couvert de l’anonymat, que l’Etat hébreu était responsable de cette attaque, qui a causé une puissante explosion dont on ignore encore l’origine exacte. Cette déclaration a suscité des critiques d’un ancien ministre de la défense israélien, Avigdor Lieberman, qui l’attribuait, sans le nommer explicitement, au patron du Mossad, Yossi Cohen. M. Lieberman estimait que cet officiel devait être réduit au silence.
Suivant la politique israélienne qui consiste à ne pas nier ni confirmer officiellement de telles informations, le ministre des affaires étrangères, Gabi Ashkenazi, s’est contenté de souligner, dimanche, qu’Israël avait pour objectif d’empêcher l’Iran de développer une arme nucléaire, précisant qu’Israël menait pour cela des « actions qu’il vaut mieux taire ». Les autorités du pays ont par ailleurs annoncé, lundi 6 juillet, avoir mis en orbite un nouveau satellite espion, capable d’améliorer leur observation des activités nucléaires iraniennes.
Série récente d’incidents
Téhéran a pour sa part confirmé, dimanche, que les installations de Natanz, où sont assemblées et testées des centrifugeuses avancées, utilisées pour la production d’uranium enrichi, avaient été endommagées par l’incident, et que leur développement en serait ralenti. Dès vendredi, les autorités iraniennes avaient annoncé avoir achevé leur enquête et connaître l’origine de l’incident, tout en se refusant à la divulguer pour l’heure, pour des « raisons de sécurité ». Ce mélange de transparence et de précaution est notable, alors que l’opinion iranienne s’interroge sur une série récente d’incidents dans des infrastructures d’Etat, dont deux sur des sites liés aux programmes nucléaire et balistique iraniens.
En Israël, on l’explique par la réticence de Téhéran à s’engager dans une escalade militaire. « Les Iraniens font face à un dilemme : ils ne voulaient pas d’escalade avant les élections américaines » prévues en novembre, selon Amos Yadlin, ancien chef du renseignement militaire israélien. Cet attentisme a même pu contribuer à motiver l’attaque présumée de jeudi. Car vu de Tel-Aviv, l’Iran se trouve en partie immobilisé par une crise économique sans précédent, sous l’effet des sanctions américaines et de l’épidémie de Covid-19, et craint de provoquer la force militaire américaine en période préélectorale. Cette faiblesse présumée ouvre donc une fenêtre d’opportunité de quelques mois, que le quotidien Yediot Ahronoth compare, lundi, à celle dont Israël a profité récemment pour frapper des cibles iraniennes en Syrie.
« Leur objectif final est de faire lever les sanctions, pas l’escalade militaire », rappelle aussi Sima Shine, ancienne directrice de la division recherche et évaluation du Mossad, et responsable de l’Iran à l’Institute for National Security Studies. « Mais il est difficile d’imaginer qu’ils ne répondent pas, par crainte de faire preuve de faiblesse (…). Ils pourraient estimer qu’une cyberattaque contre Israël et les Etats-Unis ne risquerait pas de dégénérer en confrontation militaire. Reste à savoir si cela peut fonctionner : leur dernière tentative [menée en avril], contre le système d’alimentation en eau israélien, avait été un échec. »
Jeudi, à la suite de l’incident de Natanz, l’agence de presse officielle de la République islamique, l’IRNA, avait publié un texte mettant en garde les adversaires américain et israélien de Téhéran et évoquant « le franchissement de ligne rouge » et la nécessité de repenser une stratégie iranienne qui serait restée jusqu’ici prudente dans ses ripostes. Pourtant, la retenue semble toujours prévaloir à Téhéran. « On ne peut pas donner des prétextes aux Etats-Unis en réagissant de manière irréfléchie, même si c’est un coup dur. La vengeance est un plat qui doit se manger très, très froid », relève un connaisseur des affaires diplomatiques iraniennes.
Offensive diplomatique
L’administration Trump, dont la politique de pression maximale contre l’Iran n’a pas donné de résultat probant, est de fait engagée dans une nouvelle offensive diplomatique de grande ampleur contre Téhéran. Washington fait campagne au Conseil de sécurité des Nations unies pour que l’embargo sur les armes contre l’Iran, qui arrive à échéance en octobre, soit prolongé, et menace de déclencher cet été le retour intégral des sanctions onusiennes contre la République islamique. Cette démarche est dénoncée par les autres Etats, notamment européens, qui siègent au Conseil de sécurité. Isolés, les Etats-Unis pourraient donc tirer parti d’une éventuelle riposte iranienne, qui obligerait les Européens à se rallier à contrecœur à leur position. L’exécutif iranien semble, à ce stade, vouloir éviter un tel scénario, en privilégiant la prudence.
Les activités menées sur le site de Natanz n’avaient pas de quoi rendre urgente une action de l’Etat hébreu, motivée par la crainte de voir l’Iran se doter à court terme de l’arme nucléaire. Selon les prévisions du renseignement militaire israélien, le risque nucléaire iranien demeure en effet mesuré, depuis la reprise par Téhéran d’une activité d’enrichissement accrue en 2019. Le site touché jeudi est par ailleurs ouvert aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui y avait documenté des tests de centrifugeuses avancées au mois de mai.
L’incident de jeudi est susceptible de plonger désormais cette partie du programme nucléaire iranien dans l’opacité. « En matière de prolifération, ce genre de situation peut avoir des conséquences négatives, relève David Albright, président de l’Institute for Science and International Security, un centre de recherche de Washington. Téhéran pourrait vouloir reconstruire des installations d’une nature similaire à celles qui ont été détruites jeudi, mais de manière clandestine. » Dans sa déclaration de dimanche, Behrouz Kamalvandi, le porte-parole de l’Organisation de l’énergie atomique d’Iran, a indiqué qu’une « discussion » était en cours sur l’emplacement d’un futur site, qu’il a promis « plus grand et mieux équipé » que le précédent.
LE MONDE