C’est plus qu’un bouleversement. C’est loin d’être anodin. La guerre en Ukraine n’en finit pas de révéler les multiples facettes de ses enjeux. Les conséquences sur l’Orthodoxie en général, mais surtout sur les juridictions russophones, sont loin de constituer de simples détails.
Le 27 mai dernier, la branche moscovite de l’Église orthodoxe en Ukraine, jusqu’ici affiliée à Moscou, avait annoncé sa rupture avec le » Patriarche de toutes les Russies « . Le Synode de Kiev justifie sa décision en disant: » Nous ne sommes pas d’accord avec le patriarche moscovite Cyrille en ce qui concerne la guerre en Ukraine « . Le 7 juin, le Saint-Synode de Moscou prend à son tour des décisions majeures. Il décharge Mgr Hilarion Alfeyev de ses fonctions épiscopales du diocèse de Volokolamsk, mais également de ses obligations de président du DREE du Patriarcat de Moscou, de membre permanent du Saint-Synode ainsi que de sa position de recteur de l’Institut des Hautes Études Saints-Cyrille-et-Méthode. Mgr Alfeyev est muté comme administrateur du diocèse de Budapest-Hongrie. La présidence du DREE est confiée à l’Exarque actuel d’Europe Occidentale, Antoine de Chersonèse, à qui est confié le siège épiscopal de Volokolamsk.
Hilarion Alfeyev, né en 1966, n’est pas n’importe qui. C’est une des grandes figures de l’église de Russie. C’est un des plus fins intellectuels russes. Professeur de philosophie, de théologie dogmatique, grand spécialiste de musicologie sacrée, compositeur de grand talent en matière d’opéras, c’est un des hommes les plus influents de l’entourage du patriarche Cyrille. Son implication dans les réseaux internationaux avait fait de lui l’interlocuteur russe privilégié des dialogues œcuméniques et inter religieux. Après l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, il avait refusé de condamner son pays ce qui lui a valu de se voir forcé de démissionner de sa fonction de professeur en visite de l’Université de Fribourg. Les mesures prises contre lui par le Saint Synode de Moscou représentent des mesures disciplinaires d’une grande sévérité.
Quel faux pas aurait-il commis ? Que signifie sa mutation ?
Dès le 29 mai, le Saint Synode de Moscou avait rendu public un communiqué plutôt conciliant à l’égard des russo-orthodoxes d’Ukraine. Il a simplement regretté que le Patriarche de Moscou ne soit pas cité dans le memento de la liturgie dans les paroisses ukrainiennes. Il a réaffirmé que le statut de l’Église orthodoxe d’Ukraine est défini par la Charte accordée par le Patriarche de toutes les Russies Alexis II en 1990. Il s’est donc réservé le droit d’examiner les amendements adoptés par la hiérarchie russo-ukrainienne afin de statuer canoniquement sur leur sort. Simultanément, on a assisté à un rapprochement inattendu entre l’église de Serbie et celle de Macédoine du Nord, rapprochement béni par le Patriarcat Œcuménique de Constantinople. Des prières communes pour la paix en Ukraine furent célébrées. Tout ceci ne va pas dans le sens voulu par Moscou.
Le plus surprenant fut la déclaration de Mgr Hilarion Alfeyev : » j’aimerais parler non de ce qui s’est passé à Kiev, mais de ce qui ne s’y est pas passé. On affirme que l’Église orthodoxe ukrainienne s’est séparée de l’Église orthodoxe russe. Or, ce n’est pas le cas […] elle a confirmé une fois de plus qu’elle dispose d’un statut d’indépendance et d’autonomie qui lui a été donné dès 1990. Il faut comprendre le contexte dans lequel ces décisions ont été prises à Kiev « . Les paroles du métropolite de Volokolamsk sont en harmonie avec les positions du Saint-Synode. On voit mal pourquoi il a été sanctionné ecclésiastiquement.
La rupture des liens entre les russo-orthodoxes ukrainiens et le Patriarcat de Moscou aura d’importantes répercussions sur l’Orthodoxie en général mais surtout sur les églises russophones. De très nombreuses paroisses dans le monde, où la diaspora ukrainienne est très présente, risquent bientôt de quitter Moscou et de se rallier à Kiev. En d’autres termes, ces dispositions ecclésiastiques juridictionnelles ont une répercussion politique non négligeable dans la mesure où elles constituent une brèche dans l’édifice idéologique du Russkii Mir (Douaire/Monde Russe), pierre angulaire de la géostratégie eurasiatique du maître actuel du Kremlin. La coupure avec Kiev est un traumatisme douloureux pour l’âme russe. C’est comme la rupture d’un cordon ombilical. » Que sommes-nous sans Kiev sinon des tataro-mongols ? « répètent souvent de grands patriotes russes. C’est une telle crainte, fut-elle fantasmatique, qui hante apparemment les esprits en Sainte-Russie. En matière d’identité, ceci représente une angoisse de mort. Fragiliser ainsi l’édifice idéologique, est un péché impardonnable dans l’ex-URSS. C’est probablement sous la pression du Kremlin et non du Saint-Synode de Moscou qu’Hilarion Alfeyev a été démis de toutes ses hautes fonctions et » exilé » à Budapest.
La guerre en Ukraine révèle au grand jour un secret mal gardé : l’Orthodoxie contemporaine fait face à un immense défi, celui du statut de l’église locale et de son universalité. La synodalité, si chère au cœur des juridictions orthodoxes, montre ses limites. L’ethno-phylétisme ravageur démontre à quel point le Concile de Constantinople de 1872 avait raison de condamner une telle dérive ecclésiologique.
La guerre en Ukraine sonne l’urgence d’un indispensable aggiornamento de l’Orthodoxie contemporaine qui a survécu à la chute de Constantinople, en 1453, comme otage du pouvoir ottoman, du pouvoir tsariste et de toutes les dictatures contemporaines de l’Orient.
Sa lecture actuelle de la doctrine politique byzantine de la » symphonie des deux pouvoirs » est incompatible avec la modernité.
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Ce conflit ecclésiastique traduit en réalité la peur identitaire obsessionnelle de l’intelligentsia russe. Sans l’Ukraine, l’identité civilisationnelle russe serait déficiente car dépourvue de sa dimension occidentale, ce qui conduit, un jour ou l’autre, à la désintégration de l’État russe et la victoire des théoriciens de l’expansion de l’Europe vers l’Oural à l’est.