Six mois d’un feuilleton commencé dans l’élan pour les réfugiés syriens et maintenant taché du sang versé au Bataclan ont changé la donne: l’impatience de la France sur le sens de l’Europe et sur l’avenir de l’espace de libre circulation de Schengen sera clairement à l’œuvre quand Bernard Cazeneuve retrouvera ce vendredi matin ses partenaires de l’UE pour un conseil de crise à Bruxelles.
Le ministre de l’Intérieur a fait monter la température dès jeudi, en reprochant collectivement aux autres capitales leur manque d’assistance et d’empressement, à tous les niveaux de la lutte contre l’État Islamique. «Ce n’est que lundi, après les attentats de Paris, qu’un service de renseignement d’un pays hors d’Europe nous a signalé avoir eu connaissance de la présence d’Abdelhamid Abaaoud en Grèce, expliquait jeudi Bernard Cazeneuve. Aucune information émanant de pays européens ne nous a été communiquée» auparavant.
Autrement dit, les Européens ont désormais une dette vis-à-vis de Paris et le ministre français compte bien en jouer pour faire avancer sa vision de la guerre au terrorisme: «Chacun doit comprendre qu’il est urgent que l’Europe se reprenne, s’organise et se défende (…) Tout cela ne va pas assez vite et ne va pas assez loin», regrette-t-il.
La France, frappée au cœur, a montré son impatience dès mercredi, brandissant en coulisse un catalogue de propositions fermes sur la surveillance des entrées dans l’UE: «Il est nécessaire, en particulier pour répondre aux enjeux de sécurité que les attentats de Paris ont mis en lumière une fois de plus, de se doter d’outils performants, sûrs et rapides afin de mieux contrôler nos frontières extérieures», précise le texte que Bernard Cazeneuve a adressé à ses collègues.
«Mini-zone» Schengen
Autour de la table, il est à peu près clair qu’un échec, ou de nouveaux retards, risque de sonner le glas d’une Europe sans surveillance à l’intérieur. Le coup de tonnerre d’un terrorisme meurtrier en plein Paris est venu déchirer une atmosphère déjà lourdement chargée par l’afflux incontrôlé de plus de 800.000 réfugiés. L’entrée par la Belgique et par la Grèce de plusieurs tueurs de l’État islamique, parvenus jusqu’à Paris sans encombre, vient ajouter à la défiance du public.
Le code de Schengen est aujourd’hui dépassé par les événements, et surtout battu en brèche. L’article 2 de la convention de 1985 stipule que «les frontières intérieures peuvent être franchies en tout lieu sans qu’un contrôle des personnes soit effectué.» Avant le carnage du 13 novembre, 3 des 5 pays fondateurs avaient déjà rétabli temporairement une forme ou une autre de contrôle d’identité (la France, l’Allemagne et les Pays-Bas). Sans compter l’Autriche, la Hongrie, la République tchèque, la Slovénie, la Slovaquie et la Suède. Avec la Belgique, la liste continue de s’allonger.
À Bruxelles, il s’agit officiellement de prendre des mesures policières efficaces. L’avenir de Schengen ne serait pas en jeu. Mais chaque ministre l’aura en tête, et la France est loin d’être seule. Manuel Valls l’a dit très clairement jeudi soir au journal télévisé de France 2: «Si l’Europe n’assume pas ses responsabilités, alors en effet, c’est tout le système Schengen qui sera remis en cause».
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Dans les pays du Nord, les plans avancent en coulisses un «rétrécissement» de l’espace sans contrôle frontalier aux pays réputés les plus sûrs. Au sud, la Grèce, incapable d’enregistrer les réfugiés et de repérer les faux nez de Daech, se retrouve une fois de plus dans la ligne de mire. Révélateur du malaise, un quotidien d’Amsterdam a révélé jeudi, l’existence d’une «réflexion» aux Pays-Bas sur le possible établissement d’une «mini-zone» Schengen, circonscrite au Benelux, à l’Allemagne et à l’Autriche. Berlin, sans démentir, est plutôt tiède, bien qu’Angela Merkel ait averti dès l’été que les carences de l’UE pourraient signer l’arrêt de mort de la libre circulation. Vu de La Haye, le projet n’a jamais dépassé les portes d’un ou deux cabinets ministériels. Il s’agirait plutôt d’un signal et d’un scénario de précaution: si les Vingt-Huit échouent dans leur sursaut collectif, des pays parmi les plus intégrés sauront trouver une solution de repli, pour sauver ce qui peut l’être.
Sur le papier, l’autre option serait d’exclure ceux qui ne jouent pas le jeu. Après la crise de l’euro, c’est un autre scénario de Grexit qui pointe: sortir la Grèce de l’espace Schengen et laisser en première ligne des pays contigus de l’UE qui prennent leur travail de contrôle plus au sérieux: la Hongrie, l’Autriche, la Slovénie (ainsi que la Croatie, qui n’est pas dans Schengen). De facto, c’est déjà le cas depuis septembre. La pression, en tout cas, va monter sur le premier ministre Alexis Tsipras, pour qu’il ravale sa fierté et demande formellement les renforts en gardes-frontières qu’on lui propose depuis deux mois. «Nous ne manquons pas de moyens de lui tordre le bras», dit un diplomate de haut rang.
Le projet de PNR européen revient au premier plan
À Bruxelles, la France compte sur l’«effet Bataclan» pour propulser plusieurs décisions qui lui avaient été refusées en février, peu après la tuerie de Charlie Hebdo. D’abord, un contrôle «systématique» de toutes les entrées dans l’UE, y compris pour les ressortissants européens. Avec pour chaque pièce d’identité ou passeport produit, le référencement aux bases de données des polices européennes, voire aux casiers judiciaires et aux services de renseignement. Le dernier projet de conclusions des 28 ministres, consulté par Le Figaro, donne en grande partie raison à Paris. Ensuite, tout sera affaire de moyens.
Les ministres devraient aussi donner leur feu vert à un contrôle renforcé du commerce et de la circulation des armes à feu, notamment le redoutable fusil d’assaut AK-47, diffusé à plus de 100 millions d’exemplaires à travers le monde. Enfin, pour la énième reprise, les États demanderont aux eurodéputés d’accélérer l’adoption du PNR européen, fichier électronique de données sur les passagers aériens, lui aussi calqué sur l’exemple américain. À Strasbourg, le PNR est depuis quatre ans l’otage des défenseurs de la confidentialité des données individuelles, notamment de la gauche allemande et nordique.