En deux ans, la révolte contre le régime de Bachar al-Assad s’est transformée en un conflit destructeur à multiples facettes. Dans ce calvaire, avec son terrible bilan humain, la Syrie s’effrite, sans solution à l’horizon. Malgré toute la complexité de la donne interne et les rivalités régionales exacerbées, les leçons qui se dégagent de cet échec cuisant de la communauté internationale soulignent un manque de vision, de leadership, d’influence de l’Occident. Notamment des Etats – Unis d’Amérique face à une tentative de retour en force de la Russie et à un accroissement du rôle des forces régionales.
A partir du cas tunisien, fin 2010, nous assistons à la naissance d’un nouvel ordre arabe, et ce processus pourrait prendre plusieurs années. Sur le chemin de Damas, «le printemps arabe» traverse un tournant critique face à une alliance non déclarée entre des forces régionales de statu quo craignant l’éclosion d’un nouveau système dans la zone. Pratiquement, le changement du régime syrien n’implique pas seulement l’intérieur et s’étend pour dessiner un nouveau paysage régional aux dépens de la république islamique d’Iran, leader d’un axe régional dont le joyau n’est que le régime de Bachar al-Assad. Ce pont syrien vers la Méditerranée permet à la puissance iranienne d’être aux frontières d’Israël par l’intermédiaire du Hezbollah. Le conflit autour de la Syrie – puissance de milieu sur le plan géopolitique – concerne ainsi Israël, la Turquie, le Liban, les pays arabes du Golfe échaudés par la montée iranienne et l’Irak, berceau d’un conflit sunnite-chiite envenimé depuis la guerre de 2003.
Parallèlement à ce jeu régional et à l’épisode des mutations arabes, le système international traverse un moment hésitant entre un multipolarisme tendanciel (Etats-Unis, puissances de l’Union européenne, Russie, Chine, Japon, Inde, Brésil), et un «désordre stratégique» selon l’expression de Pierre Hassner. Les «révolutions arabes» ne doivent pas être considérées comme des événements éphémères, mais la résultante de rapports de force différents au sein de chaque pays entre le pouvoir politique, l’armée, la société civile et les différentes mouvances politiques, en particulier les composantes islamistes ou ethniques.
Dans le cas syrien, la nature du régime échappe à toute grille de lecture classique. Le parti unique, le parti Baas arabe socialiste, n’entre pas dans le cercle de décideurs, il est effacé par rapport à un dirigeant héritier d’un pouvoir fort et incarnant pratiquement la communauté alaouite, le régime et l’Etat. Bachar al-Assad n’est que l’avatar du despotisme ambiant d’un Etat policier s’appuyant sur une synergie entre «l’homme providentiel», l’assabiya (lien sociologique, tribal ou familial décrit par le grand sociologue Ibn Khaldoun, natif d’Ifriqiya ou de la Tunisie actuelle), la galaxie de services de sécurité et la clique bénéficiaire et mafieuse qui dilapide l’argent public.
Pour cela, contrairement aux tentatives de se présenter à un moment donné comme fréquentable et libéral, le président syrien s’est montré intraitable dès les premiers moments de l’intifada initiée par des collégiens de Deraa, le 18 mars 2011. Il n’est accessible à aucun argument rationnel.
La seule logique pratiquée par le régime syrien est la «logique du pouvoir». Tous les moyens sont bons pour réaliser cet objectif, y compris le massacre. Entre mars et juillet 2011, le soulèvement demeurait pacifique. Par la suite, la militarisation voulue par le pouvoir a pris le dessus. Al-Assad pensait faire de la Syrie un «Grand Hama» à l’instar du massacre de Hama, en 1982, perpétré à huis clos par le régime de son père. Mais en 2011, les temps ont changé, cette fois le peuple syrien n’a pas cédé et c’est une guerre d’usure qui continue entre un pouvoir barbare usant de son surplus de force, appuyé par ses alliés russe et iranien, et une rébellion hétéroclite incapable pour le moment de vaincre du fait d’un rapport de force déséquilibré.
Même si la chute à moyen terme du régime syrien, affaibli et discrédité, ne fait cependant pas de doute, l’exorbitant prix payé par le peuple syrien, le pays et son environnement est dû à une division et à une défection de la communauté internationale rappelant la logique de la guerre froide. Tirant les enseignements de l’intervention de l’ONU en Libye, la Russie et la Chine prennent leur revanche en Syrie et bloquent l’action du Conseil de sécurité. Face à un Barack Obama en retrait, Vladimir Poutine se comporte comme «le nouveau César» pour faire revenir la Russie sur la scène internationale. Il est certes légitime pour les acteurs régionaux et internationaux de défendre leurs intérêts, mais ce qui est illégitime est la carence morale dans l’action du monde arabe et de la communauté internationale à l’encontre du calvaire syrien.
L’enchevêtrement de questions régionales (dossier nucléaire iranien et place régionale de Téhéran ; cause palestinienne et avenir de l’Etat d’Israël face à l’imprévisible paysage arabe ; montée de l’islamisme sunnite et conflit sunnite – chiite) complique sans doute le traitement de la question syrienne. Mais il est urgent de lancer une initiative diplomatique forte pour mettre terme à l’hémorragie. Plus le temps passe, plus la situation humanitaire s’aggrave, plus les jihadistes se renforcent, plus les conflits interconfessionnels risquent de s’accroître et plus l’Etat, émietté, sera difficile à sauver.
La communauté internationale va devoir faire preuve de créativité et de plus de volonté pour trouver une issue au conflit. En attendant l’accord entre Washington et Moscou pour l’application de l’accord de Genève du 30 juin 2012, la guerre ravageuse continue et l’Armée syrienne libre demeure privée de moyens pour se défendre car des puissances comme les Etats-Unis et l’Allemagne redoutent que la livraison d’armes à l’opposition puisse favoriser leur prolifération dans la région.
Pour sortir de l’impasse, il faut tenter une option diplomatique de la dernière chance, et limitée dans le temps, comme la désignation d’un pouvoir transitoire par une résolution de l’ONU rassurant toutes les composantes syriennes et la Russie. Et exiger en contrepartie le départ de la tête du régime et de sa bande criminelle. Dans ce cadre, il appartient à Paris et Londres d’inciter Washington à l’action, et de faire plus, en concertation avec des pays arabes et musulmans, pour inventer une issue ou recourir à tout moyen afin de mettre un terme à la tragédie. Il est temps d’agir !
khattarwahid@yahoo.fr
* Consultant en géopolitique, enseignant à l’université Paris-Sud