Il est légitime de diverger sur les questions sensibles, surtout quand elles concernent la livraison d’armes sophistiquées à des insurgés. Il est exact que se lancer dans une telle opération en Syrie revient à prendre « un risque considérable » et que, en dépit des précautions, « personne ne peut garantir la traçabilité » de tels matériels de manière absolue.
Ce qui gêne dans les écrits et propos de certains de ceux qui s’opposent à une telle « solution », qui n’est pas bonne mais qui est sans doute la moins mauvaise, c’est que, pour défendre leur point de vue, tout ou presque est bon : la manipulation des peurs et l’utilisation de clichés qui dénaturent la réalité. Ainsi en va-t-il d’un article publié dans la dernière livraison du Point « Syrie : et si on livrait des armes à al-Qaïda ? »
Il n’est pas faux que « les groupes islamistes […], sur le terrain, sont […] les plus combatifs ». Ils sont aussi les plus attractifs pour les Syriens qui veulent participer au renversement du régime en place, parce qu’ils bénéficient déjà de soutiens et disposent déjà de matériels que les autres n’ont pas. Du coup, enchaînant les victoires là où les autres piétinent, ils récupèrent dans les camps militaires, les casernes et les postes des services de renseignements qu’ils parviennent à conquérir, un surcroît de matériels qui attirent à eux un nombre croissant de volontaires. Ne pas intervenir, faute de garanties suffisantes, c’est donc contribuer, que cela plaise ou non, au succès et à l’attirance grandissante de ceux qui nous conviennent le moins. Et c’est abandonner les Syriens dont nous affirmons soutenir les objectifs démocratiques à des concurrents de plus en plus puissants, dont les principes et les valeurs sont différents, et qui pourraient bientôt – ou plus tard – devenir pour eux – comme pour nous – des ennemis.
En revanche, imputer le refus de nos partenaires européens de suivre le raisonnement soutenu par Londres et Paris à la crainte d’une répétition des scénarios libyen et afghan, autrement dit à l’arrivée des matériels livrés dans de mauvaises mains, c’est faire semblant de croire qu’il existait auparavant une volonté européenne de faire quoi que ce soit de positif pour les révolutionnaires syriens. Hormis les bonnes paroles et les engagements de circonstance, qu’a fait l’Europe au moment où les manifestants réclamaient pacifiquement dans les rues que les amis du peuple syrien leur fournissent les moyens d’assurer leur propre défense ? Rien. Ou du moins rien d’efficace et de concret susceptible de réduire le nombre des morts : elle a établi et rallongé, au gré des circonstances ou des émotions provoquées par l’escalade dans l’horreur, la liste des responsables syriens dont les avoirs « devaient » être gelés dans l’Union. Or, à cette époque, il n’y avait pas encore en Syrie la « véritable guerre civile » qui ne manque pas d’utilité pour justifier l’immobilisme. Et les terroristes, régulièrement évoqués par Bachar Al Assad pour légitimer la sauvagerie de sa répression, n’avaient pas encore pointé le bout de leurs barbes. On ne se demanderait pas aujourd’hui s’il faut ou pas « livrer des armes à al-Qaïda » si, en temps opportun, on avait accepté d’aider les Syriens tels qu’ils sont au lieu d’attendre et d’exiger d’eux, pour le faire éventuellement, qu’ils nous renvoient l’image que nous voulions d’eux, de leur Conseil national et de leur révolution.
Ce qui se déroule aujourd’hui en Syrie n’est pas « une véritable guerre civile ». C’est d’abord un véritable génocide, dont les chiffres officiels – les Syriens en sont les premiers convaincus – sont très loin de refléter l’ampleur. Face à cette situation moralement et humainement insupportable, mieux vaudrait, avant de crier « Courage, fuyons », avoir une juste appréciation de la réalité. Car il n’est pas vrai que, en Syrie, « alaouites et chrétiens sont d’un côté, sunnites de l’autre ». Certes, c’est ce que le régime tente de faire accroire, pour se poser en défenseur et en sauveur des minorités menacées. Mais, s’il est vrai que les révolutionnaires sont majoritairement des sunnites, parce qu’ils sont majoritaires dans la population et qu’ils ont été soumis plus que d’autres à des dénis de justice au cours du demi-siècle de pouvoir baathiste puis assadien, il est tout aussi vrai que les sunnites ne manquent pas dans les rangs des partisans du régime et du désordre établi.
A condition d’ouvrir les yeux et de prêter l’oreille à d’autres discours que ceux du chef de l’Etat et de ses « trompettes », on peut constater la présence, dans les rangs de l’opposition, d’alaouites, de chrétiens, de druzes et d’ismaéliens, de Kurdes, d’Assyriens et de Turkmènes, bref de toutes les composantes de la société syrienne. La ligne de fracture n’est pas entre ceux qui voudraient imposer un ordre sunnite et les autres. Elle passe ailleurs : entre ceux qui veulent renverser un système injuste et corrompu dont ils ne veulent plus, parce qu’il les a paupérisés et qu’il les prive de leur droit fondamental à la liberté et à la dignité, et ceux qui veulent maintenir en place un système qui les aliène mais qui leur profite et qui les rassure, et qui sont prêts, en échange des fausses assurances qu’il donne à ceux qui lui font allégeance, à soutenir jusqu’au bout les prétentions de Bachar Al Assad.
Ce qui se passe en Syrie, n’est pas une « guerre civile ». En dépit des débordements et des accès de colère de certains révolutionnaires. Malgré les représailles et la volonté de revanche de certains combattants de l’Armée syrienne libre. En dépit des attentats commis – ou attribués… – aux islamistes et aux jihadistes. C’est d’abord et avant tout une « guerre contre des civils », menée par une armée nationale, transformée en instrument de sa perpétuation par un régime devenu illégitime pour une grande partie de sa population. Mais il est à craindre que, à force de jeter de l’huile sur le feu, le chef de l’Etat syrien finisse par entrainer ses concitoyens, dont la vie ne lui importe guère, dans ce qui est depuis le début son objectif : la guerre fratricide à base confessionnelle qui fera de lui, face aux « terroristes islamistes » attirés dans le pays par le scandale de ses crimes impunis et de notre inaction, le moindre des deux maux.
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