LE MONDE
(Gaziantep (Turquie), envoyé spécial)
Photo satellite légendé, transmise par des opposants syriens, en 2013 ou 2014, aux services secrets américains. Il s’agit du complexe servant de quartier général à l’organisation Etat islamique à Manbij, une ville du nord de la Syrie. Elle fait apparaître le centre d’entraînement des djihadistes, l’hôtel hébergeant les recrues étrangères, la prison, la clinique, ainsi que l’emplacement de mines, de snipers et de gardes. LAURENCE GEAI/SIPA POUR LE MONDE
C’est l’histoire d’un hold-up tragique, aux répercussions mondiales, et de quelques hommes de bonne volonté qui ont tenté de l’empêcher. L’histoire de la prise en otage de la révolution syrienne par deux groupes djihadistes, le Front Al-Nosra et l’organisation Etat islamique (EI), aux dépens de la rébellion modérée contre le régime de Bachar Al-Assad, qui, malgré les nombreux renseignements qu’elle a livrés aux services de renseignement américains, a été lâchée par Washington.
Le Monde a mené l’enquête, recueillant la confession exclusive d’un homme, le maître-espion de l’Armée syrienne libre (ASL), « M. » rencontré à trois reprises. Pendant près de deux ans, il a transmis à la CIA des rapports très fouillés, nourris par son réseau d’informateurs. Une mine de données, truffée de cartes, de photographies, de coordonnées GPS et de numéros de téléphone.
Le Monde a pu prendre connaissance de plusieurs de ces pièces et en récupérer quelques-unes, notamment la localisation des bureaux et des checkpoints des djihadistes à Rakka, leur quartier général en Syrie. « Ces étrangers venaient voler notre pays, nos droits et notre terre », s’indigne M., qui les identifie comme un danger mortel pour la révolution. « Si vous n’arrêtez pas ce flot de terroristes, dans trois mois, même les Syriennes porteront la barbe », s’alarme son chef, à peine ironique, lors d’une rencontre en Turquie avec Robert Ford, l’ambassadeur américain auprès de l’opposition syrienne.
« Du moment où Daech [l’acronyme arabe de l’EI] comptait vingt membres à celui où il en a compté vingt mille, nous avons tout montré aux Américains,explique « M. ». Quand on leur demandait ce qu’ils faisaient de ces informations, ils répondaient de façon évasive, en disant que c’était entre les mains des décideurs. »
Espionnage et reconnaissance de terrain
M., envoyé se former à l’étranger, a recruté une trentaine d’hommes de confiance, disséminés dans les villes qui sont en train de tomber sous la coupe de l’EIIL. Jarablus, Al-Bab, Tal Abyad, Manbij, Rakka. Pour financer son réseau, l’espion en chef demande 30 000 dollars (27 000 euros) par mois aux Etats-Unis. Il en reçoit 10 000.
L’un des agents les plus précieux du SMC est une taupe infiltrée dans le bureau des affaires financières de l’EIIL, situé à Manbij, non loin de la frontière turque. Un rapport rédigé sur la base de ses « infos », que Le Monde s’est procuré, fait état de transfert d’argent de Radwan Habib, un parlementaire syrien, membre du Baas, le parti au pouvoir, vers son frère Ali, émir de l’EI à Maskaneh, une petite ville sur l’Euphrate. Dix versements sont recensés entre novembre 2013 et avril 2014, dont l’un d’une valeur de 14 millions de livres syriennes (environ 67 000 euros). « Initialement, il s’agissait pour Radwan Habib de soutenir son frère, un simple chef rebelle, face à une tribu rivale, détaille M. Mais quand Ali est passé chez Daech, l’argent a continué àaffluer. »
Les informateurs de l’ASL ne font pas qu’écouter aux portes. Ils font aussi de la reconnaissance de terrain, parfois très risquée. M. a montré au Monde la photographie, prise au téléobjectif, d’un camp d’entraînement, dans le nord de la province de Lattaquié, fréquenté par des djihadistes étrangers. « Je l’ai évidemment transmise à mes contacts occidentaux, avec les coordonnées GPS, mais je n’ai eu aucun retour, maugrée M. Des agents à moi ont aussi réussi à se procurer des numéros de téléphone de responsables de Daech, des numéros de série d’appareils satellites et même des adresses IP. Mais là encore, zéro retour. »
« A la fin de l’année 2013, nous avons raté deux coches »
Par la même filière, Le Monde a eu accès à un plan secret, élaboré à l’été 2014, en concertation avec Washington, qui devait permettre d’expulser l’EI de la province d’Alep. Repoussée à plusieurs reprises par les Américains, l’attaque a finalement été torpillée à la fin de 2014, par un assaut surprise du Front Al-Nosra, sur la brigade de l’ASL qui devait la mener.
Des entretiens avec deux autres hommes de l’ombre ont permis d’authentifier ces documents, ainsi que de recouper et d’enrichir son récit, notamment sur la chute de la ville antique de Palmyre, contre laquelle les rebelles syriens avaient mis en garde. Mis bout à bout, ces éléments dessinent les contours d’une formidable occasion manquée. Si elle avait été saisie, il est probable que la communauté internationale se serait retrouvée dans une situation beaucoup plus confortable qu’elle ne l’est, aujourd’hui, face à l’EI.
« Nous sous-estimons la richesse que les Syriens peuvent apporter en termes de renseignements sur l’EI », affirme Charles Lister, un spécialiste des mouvements djihadistes syriens, qui a été confronté à de multiples reprises aux récriminations d’opposants, dont les informations avaient été ignorées par les Etats-Unis.
« A la fin de l’année 2013, nous avons raté deux coches, renchérit un diplomate occidental. Le premier, c’est l’attaque chimique contre la banlieue de Damas [le 21 août 2013], qui est restée sans réponse, ce qui a remis en selle le régime. Le second, c’est le renforcement de l’acteur qui aurait lutté contre Daech, et l’ASL était la mieux placée pour assumer ce rôle. »
Lire la version intégrale de l’enquête : Syrie : « Pourquoi les Américains n’ont-ils rien fait ? »
- Benjamin Barthe (Gaziantep (Turquie), envoyé spécial)