En Arabie saoudite, rapporte Katherine Zoepf, les vendeurs de lingerie sont désormais des vendeuses. Un début d’ouverture du marché du travail aux femmes qui ne fait pas que des heureux.
Ce n’est pas encore spectaculaire, mais une révolution féministe est en marche en Arabie saoudite. Alors qu’à l’automne 2013, quelques dizaines de femmes seulement ont réclamé le droit – fraîchement acquis – de passer leur permis de conduire, un décret royal a permis à des dizaines de milliers d’entre elles d’entrer sur le marché du travail. Qu’elles soient caissières, vendeuses de voiles, de cosmétiques ou de sous-vêtements, c’est la première fois qu’elles sont en contact quotidien avec des hommes qui ne font pas partie de leur famille : toutes les Saoudiennes ont un tuteur – généralement leur père ou leur mari – et elles ne sont pas nombreuses à contester cette réalité. Même adultes, elles ont besoin de la permission de leur tuteur pour étudier, voyager et se marier.
Fin octobre, dans la galerie commerciale Sahara, en plein centre de Riyad, la prière de l’après-midi s’achève. Les lumières de la boutique de lingerie Nayomi viennent de s’allumer dans le fracas métallique des grilles de sécurité qui se lèvent. Nermine, 27 ans, dispose un parfum sur le présentoir près de l’entrée. Elle accueille les six employées de retour de leur pause dans l’arrière-boutique. Celles-ci portent de longues abayas noires ou des niqabs qui ne laissent voir que leurs yeux. D’elles-mêmes, elles se postent au milieu des portants de soutiens-gorge, culottes, chemises de nuit et gaines – silhouettes noires glissant sur fond de violet, de rouge et d’innombrables nuances de rose.
Chez Nayomi, Nermine est l’une des plus anciennes et elle vient d’être promue superviseuse du recrutement et de la formation des employées de l’enseigne dans quatre provinces. Elle a été embauchée environ un an après le décret du roi Abdallah de juin 2011 qui stipulait que tous les hommes employés dans les magasins de lingerie devaient être remplacés par des femmes. Au début de 2012, alors qu’elle se rendait avec sa sœur Ruby dans une boutique Nayomi près de chez elle, Nermine a remarqué une annonce pour recruter des vendeuses. Les deux sœurs n’avaient jamais envisagé de travailler – et, de toute façon, aucun emploi ne leur était accessible. Elles passaient le plus clair de leur temps devant la télévision, à faire de la gymnastique et à surfer sur Internet. Pour se promener dans cette ville écrasée de chaleur et sans beaucoup d’espaces verts, il n’y a guère que le centre commercial. Avec la bénédiction de leur famille, elles ont aussitôt rempli un dossier de candidature. « J’ai été surprise de découvrir que j’aimais travailler », m’explique Nermine. Ruby, embauchée dans le même magasin, en est désormais gérante. Au bout d’un ruban jaune, la clé pend à son cou ; des tennis roses à talons dépassent de son abaya. Après son bac, elle a passé quatre ans à déprimer à la maison. « Nayomi m’a offert la chance de vivre ma vie », s’enthousiasme-t-elle.
Les propriétaires de boutiques se sont vite aperçus qu’ils devaient enseigner aux vendeuses l’accueil des clients jusque dans les moindres détails. Dans le royaume, tout contact entre hommes et femmes n’appartenant pas à la même famille est interdit et le gouvernement consacre d’importants moyens au maintien d’une stricte séparation des sexes. Même les plus modestes restaurants saoudiens proposent des tables familiales isolées derrière un rideau ou des paravents pour que les clientes qui portent le niqab puissent découvrir leur visage pour manger.
Un taux de travail des femmes des plus bas du monde
Toutes les femmes – même les Occidentales – doivent se couvrir en public, mais le port du niqab relève d’un choix personnel. De nombreuses vendeuses m’ont expliqué que dessous, elles se sentent protégées de tout harcèlement. Nermine ne le met qu’au travail et considère que ça ne l’empêche en rien de communiquer avec la clientèle. Pour preuve, elle me désigne deux vendeuses occupées avec des clients et, de fait, je décèle un sourire dans leurs yeux.
Chez Nayomi, la plupart des clientes restent complètement habillées, même lorsqu’il s’agit d’essayer des soutiens-gorge ou des gaines. Nermine me montre comment prendre les mensurations par-dessus les épaisseurs de vêtements. C’est l’une des compétences qu’elle enseigne aux employées, au même titre que la promotion des nouveaux modèles et l’attitude qui sied à leur fonction : se montrer attentive sans être pressante. « Il faut serrer un petit peu », me dit Nermine, enroulant le mètre autour de son propre buste. Ce contact intime avec une inconnue met parfois ses stagiaires mal à l’aise. « C’est normal, dit-elle. C’est la première fois qu’elles sortent de chez elles. » La semaine suivante, dans un centre de formation professionnelle dirigé par Al-Nahda, une association caritative pour les femmes, j’assiste à la leçon de sourire qu’une formatrice dispense aux futures vendeuses, un franc pour les clientes et, pour les clients, un sourire beaucoup plus réservé.
En 2005, le ministre saoudien du travail, Ghazi Al Gosaibi, avait déjà promulgué une loi visant à embaucher des femmes dans les magasins de lingerie. D’après la Banque mondiale, le pays affichait un taux de travail féminin de 18%, l’un des plus bas du monde. Les rares femmes employées étaient diplômées de l’enseignement supérieur et exerçaient dans les écoles de filles, où les hommes n’ont pas le droit d’enseigner, ou dans des hôpitaux, parce que les familles conservatrices préfèrent que leurs épouses, sœurs, filles soient soignées par du personnel féminin. Pour ouvrir davantage le marché du travail aux femmes, les boutiques de lingerie semblaient aller de soi. Gosaibi donna un an aux enseignes pour féminiser leurs équipes. Trois boutiques de Djedda, la ville saoudienne la plus progressiste, se mirent en conformité avec la loi mais la police religieuse les obligea à fermer. Les conservateurs ayant objecté que la présence féminine encouragerait l’ikhtilat – la mixité dans les lieux publics –, la loi Gosaibi ne fut pas appliquée.
Trois ans plus tard, Reem Asaad, maître de conférences en finance à Dar Al-Hekma, une université de femmes de Djedda, fit une expérience mortifiante en s’achetant des dessous : un vendeur lui reprocha vertement d’avoir examiné la marchandise sans son aide. Elle décida d’appeler au boycott des boutiques de lingerie jusqu’à ce qu’elles emploient des vendeuses.
Nermine Abdulaziz Molhim, 27 ans, montre de la lingerie de mariage vendue chez Nayomi.
Asaad, mère de trois petites filles, croit à la promotion des femmes par le travail, mais ce n’est pas leurs droits qu’elle a revendiqués durant cette campagne. Elle s’est au contraire appuyée sur la notion de pudeur si chère à la société saoudienne, désarmant ainsi ses opposants. Sur sa page Facebook et dans les tracts distribués par ses étudiantes, elle clamait qu’aucune Saoudienne décente ne devrait être obligée de s’adresser à un homme pour parler lingerie. Au fil des mois, les messages de soutien ont afflué par milliers : « Nous sommes avec vous, c’est honteux. » Certains hommes lui ont également confessé ne guère apprécier que leur femme et leurs filles discutent de sujets aussi intimes avec des étrangers.
Une jeune universitaire m’a confié son indignation au souvenir d’un vendeur de lingerie qui avait reluqué la courbe de ses seins à travers son abaya avant de lui conseiller de choisir son soutien-gorge une taille au-dessus. Nermine a mimé devant moi une Saoudienne en train d’acheter des sous-vêtements : tête baissée, elle attrape furtivement tout ce qui se trouve à portée de main. « On prenait tout. » La question des dessous mal ajustés, achetés à la hâte, est d’ailleurs un grand classique des blagues entre Saoudiennes.
Fahad Al Fahad, un consultant en marketing qui travaille sur les récentes directives pour le ministère du travail, attribue à la campagne d’Asaad le mérite d’avoir remis le sujet sur le tapis. En mars 2011, le roi Abdallah a décrété que, désormais, les indemnités chômage seraient aussi versées aux Saoudiens qui feraient la preuve d’une recherche d’emploi ; plus de 80 % des inscrits suite à l’annonce de cette mesure étaient des femmes. En décembre 2012, le nombre de « chômeurs » atteignait deux millions sur une population active d’environ 14 millions (l’Arabie saoudite compte par ailleurs près de 8 millions de travailleurs immigrés, mais ceux-ci ne peuvent prétendre ni aux indemnités chômage ni aux emplois créés pour les femmes dans le secteur de la vente de détail).
Sous le voile, le bleu de travail
Daeash stylish