C’est l’histoire d’un journaliste arabe israélien parti interviewer un politicien juif d’extrême droite. Au cours de l’entretien, il apprend que le premier ministre vient d’adopter le plan de son interlocuteur visant à faire passer sous souveraineté palestinienne certaines localités arabes d’Israël, dont son propre village. Ce scoop le plonge dans des insomnies à répétition. Que faire ? Rester au village et perdre la nationalité israélienne ou bien déménager plus à l’ouest et la conserver ? A bout de forces, il finit par consulter un psy dont le diagnostic est sans appel : « Vous souffrez d’une pathologie rare mais bien connue qui s’appelle l’Arabe israélien et avec laquelle vous devez apprendre à vivre car il n’y a aucun traitement efficace. »
L’infortuné s’appelle Amjad Elayan. Il est le héros d’une sitcom drolatique intitulée « Avoda Aravit » (« Travail d’Arabes »), la première série diffusée en prime time à la télévision israélienne dont les protagonistes appartiennent à la minorité arabe. Prisonnier de sa névrose identitaire, Amjad est le double du journaliste et romancier Sayed Kashua, le scénariste de cette série sacrilège qui passe à la moulinette tous les tabous des Palestiniens citoyens d’Israël.
Le premier épisode commence à un check-point en banlieue de Jérusalem. Vexé d’être systématiquement identifié comme Arabe et donc arrêté, Amjad somme sa femme Bushra et leur fille Maya de boucler leur ceinture et de ne parler qu’hébreu. A peine le soldat se penche-t-il à la fenêtre de leur voiture que l’espiègle Maya le salue dans le plus parfait arabe, au grand dam de son père, obligé de se ranger sur le côté pour subir une fouille en règle.
Les huit épisodes suivants sont à l’avenant. Métaphore burlesque de l’aliénation culturelle des Arabes israéliens, Amjad remplace sa vieille Subaru par une Rover d’occasion, supposée faire davantage juif. Anxieux de faire bonne figure au Seder, le dîner de la Pâque juive auquel les parents d’une amie de sa fille l’ont invité, il fait répéter à toute sa famille la Haggadah, la prière traditionnelle lue autour de la table.
En retour, Amjad invite ses hôtes à célébrer l’Aïd chez lui et invente pour l’occasion un folklore similaire à celui du Seder, avec une rengaine du crooner égyptien Farid Al-Atrash en guise de prière musulmane. Dans son quartier, où il est le seul à rouler avec la ceinture, il est la tête de turc de ses voisins, persuadés quand ils le voient ainsi harnaché que la police rôde dans le coin. « Pour écrire le scénario, je me suis inspiré directement de ma propre vie », raconte Sayed, un jeune trentenaire dont les chroniques pleines d’irrévérence font les délices des lecteurs du quotidien israélien Haaretz. « Mon frère, par exemple, refuse de monter en voiture avec moi dans notre village natal, où je suis le seul à mettre la ceinture. Il a l’impression d’être assis à côté d’un homo. »
Contre toute attente, ce jeu de massacre sous-titré en hébreu a conquis l’audience presque exclusivement juive de la chaîne 2. Avec un Audimat moyen de 19 %, il fait même mieux que le reality show « Survivors » diffusé à la même heure sur la chaîne 10, sa concurrente directe. Et pourtant, les Juifs n’y sont pas épargnés. Pour séduire Amal, une brillante avocate arabe impliquée dans la défense de sa communauté, Meïr, le copain juif d’Amjad, s’échine une après-midi entière à rouler des feuilles de vigne farcies. Quand la belle débarque à son domicile et raille ses efforts culinaires en citant L’Orientalisme, l’oeuvre phare de l’essayiste palestino-américain Edward Said, il répond qu’il n’a pas lu « ce livre de cuisine ».
Dans un autre épisode, Amjad, qui veut inscrire sa fille dans une école juive, se heurte aux préjugés de la directrice qui, découvrant l’identité des parents, affirme qu’il n’y a plus de place dans son établissement. Un déboire que Sayed Kashua a lui-même connu avant de placer sa fille dans une école mixte de Beit Safafa, le quartier arabe de Jérusalem où il réside.
Ces critiques des travers racistes de la société israélienne n’ont pas suffi à amadouer la presse arabe. Aux yeux de la plupart des commentateurs, l’incorrigible Kashua fait figure au mieux d’illuminé, souvent de collabo et au pire de kafir (hérétique). « Je comprends que mes sarcasmes ne passent pas bien, dit-il. Dans une communauté sous pression comme la nôtre, il est très difficile de penser librement. L’artiste se doit de combattre l’occupation avec des slogans prémâchés tout en ressassant le paradis perdu d’avant-1948. »
Au début de sa carrière, Sayed Kashua rentre dans ce moule. Il est reporter dans les territoires occupés pour KolHaïr, le magazine de Jérusalem. Traumatisé par le déferlement des tanks israéliens dans les villes de Cisjordanie en 2002, il se réfugie dans la critique gastronomique et télévisée, avant d’être recruté il y a trois ans par Haaretz. « Au début mon chef voulait me faire écrire des trucs politiques. Mais être la feuille de vigne d’un journal israélien, cela ne m’intéresse pas. Après quelques pas, je l’ai enlevée et, depuis, je me promène à poil. »
Chronique après chronique, Sayed Kashua s’aménage une place à part, ni caution ni bouffon, en creusant la veine de la dérision identitaire, désabusée et désopilante. Aux journalistes qui demandent à cet ovni d’atterrir et de décliner son identité, il aime à répondre : « Je suis un pilote de l’armée de l’air israélienne. » La provocation comme stratégie d’autodéfense. Il ne veut pas que les lecteurs en ouvrant Haaretz se disent : « Voyons ce que dit l’Arabe de service. » « Je veux qu’ils aient tout simplement envie de lire Sayed Kashua comme on lit n’importe quel autre écrivain. »
Ce ton singulier lui vaut d’être repéré par Dany Faran, le roi du soap opera israélien qui voulait lancer sur les écrans de ses compatriotes un « Cosby Show » à la mode arabe. « Sayed est le Woody Allen des Arabes israéliens », dit-il. En attendant de s’atteler à la deuxième saison, le duo réfléchit à un épisode spécial, consacré au Jour de l’indépendance, l’anniversaire de la fondation d’Israël, qui célèbre cette année ses soixante ans. Sayed a déjà son idée. La tradition en Israël veut que les enfants nés le Jour de l’indépendance reçoivent des cadeaux de l’Etat. « Or Bushra, la femme d’Amjad, qui était enceinte, accouche justement ce jour-là. Un milliardaire arrive qui promet à la famille plusieurs dizaines de millions de dollars, à une condition : que le bébé soit nommé Israël. » Incorrigible, on vous dit.
Le Monde
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