La récente irruption de la Turquie comme puissance régionale en Méditerranée nous rappelle à la réalité de ce qui, depuis la nuit des temps, constitue l’enjeu majeur du contrôle de la Méditerranée orientale et de son verrou stratégique : le Levant ou Proche-Orient, ou Bilad el-Sham ou Croissant fertile, ou toute autre appellation qu’on veut bien lui donner.
Sur les antiques routes de la soie
Depuis qu’Alexandre refoula les armées de Darius III à l’Orient de l’Euphrate, toute la stratégie des puissances méditerranéennes (Séleucides, Romains, Byzantins, Ottomans) a consisté à répondre à la question : comment contenir les Perses afin de protéger les routes du commerce en Eurasie ? Comment assurer la protection de ce que nous appelons les route(s) de la soie que jalonnent des villes-étapes qui nous font rêver : Samarcande, Tachkent, Merv, Balkh, Kashgar… Ce mince ruban de routes caravanières, qui reliaient les rivages de la mer de Chine à ceux de la Méditerranée, a fait que les hommes de l’Eurasie ont vécu dans un seul monde, même si l’aire chinoise et l’aire méditerranéenne ne se connaissaient pas. La protection de ces routes du commerce international était l’enjeu géostratégique majeur en Eurasie. C’est cela qui se profile derrière les guerres des Séleucides et de leurs successeurs romains contre l’empire iranien des Parthes. C’est aussi cela qui fut la hantise de l’Empire romain d’Orient ou byzantin, dans ses guerres interminables contre les Sassanides d’Iran. C’est cela aussi qui explique la confrontation entre l’Empire ottoman et celui des Séfévides d’Iran. C’est l’espace iranien et le bassin de la mer Caspienne qui constituent l’épicentre de ces voies d’échange. Si l’importance de ces routes continentales a quelque peu diminué après la découverte du cap de Bonne-Espérance et la prédominance des voies maritimes, force est de reconnaître qu’elles reprennent aujourd’hui leur rôle de jadis. L’enjeu de leur contrôle est « le » casse-tête des géostratèges depuis la chute de l’empire soviétique et l’ouverture de l’immensité des steppes de l’Asie centrale.
Sur les routes modernes de l’or noir et liquide
À la soie et aux épices ont succédé l’or noir, ou pétrole et l’or liquide, ou gaz. Les longues caravanes de jadis sont devenues ces modernes oléoducs et gazoducs géants qui tissent sur l’Eurasie tout un réseau d’une circulation vitale, celle des matières énergétiques. Naïf est celui qui s’imagine que tout l’enjeu du Levant se résume à une question d’une bombinette atomique aux mains d’un exalté religieux à Téhéran, ou à quelques arpents de terre aux pieds du mont Hermon, ou encore à des considérations humanitaires quant au sort des populations de ces camps de concentration, d’un nouveau genre, que sont la bande de Gaza et toute la Cisjordanie.
Des sigles multiples encombrent ces nouvelles voies du commerce international capables de relier, dans un avenir proche, Shanghai à Istanbul, comme jadis les anciennes routes de la soie reliaient Chang’Han, capitale de la Chine, à Constantinople, la nouvelle Rome. Ces oléoducs de l’or liquide ont leur épicentre en Iran. Pour la plupart, ils traversent ou sont prévus de traverser des contrées peuplées essentiellement de populations turcophones. Qui est appelé à jouer le rôle de leader pan-turc ou turkmenbashi ? Ankara ? Quelqu’un d’autre ? La question mérite d’être posée.
Dès aujourd’hui, la plus grande attention doit être portée à la compréhension de ce que représentent les sigles comme : BTC (oléoduc Bakou-Tiblissi-Ceyhan), en principe mis à mort après la guerre en Géorgie de 2008. Quant au PNAC (Project for a New American Century), élaboré par Bill Kristoll en 1984, il est déjà à l’état d’agonie avancé. AMBO (Albanian Macedonian Bulgarian Oil) et CPC (Consortium du pétrole de la Caspienne) sont de futurs géants de demain, sans compter le mammouth russe Gazprom.
Mais qui connaît OCS (Organisation de la coopération de Shanghai), née en 2001 d’une entente sino-russe ? On a intérêt à mémoriser ce sigle car il risque fort de damer le pion au bon vieux OTAN/NATO. Les républiques turcophones d’Asie centrale avaient vite fait de coopérer avec cette coalition. De plus, l’OCS a été rejointe par l’Iran, l’Inde et le Pakistan, à titre d’observateurs, il est vrai. Cela fait de l’OCS un immense projet d’intégration eurasiatique regroupant plusieurs cultures et civilisations : russe-chinoise-musulmane-hindoue-bouddhiste. Une Amérique latine viendrait-elle rejoindre ce club ? Le Brésil semble séduit par l’opportunité. Oserait-on imaginer, au sein de cette OCS, un axe supplémentaire islamique Ankara-riyad-Téhéran ?
Cela fait décidément beaucoup de monde. Quel que soit l’avenir qui nous est réservé, il est permis d’affirmer, sans risque de trop se tromper, que l’OTAN est en train de livrer une partie bien difficile.
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* Beyrouth