Deux mois après le début du mouvement de contestation dans la rue de la légitimité du régime syrien, les observateurs relèvent avec perplexité le silence et l’absence de la communauté kurde de Syrie. Quelques manifestations se sont déroulées à Hassakeh, Qamichli, Al Malikiyeh, Aïn Arab et dans d’autres bourgades de la Jazireh. Mais la communauté en tant que telle, qui a plusieurs fois démontré par le passé sa capacité de mobilisation, paraît davantage camper sur une position d’attente que prendre une part active au mouvement.
Les protestataires et les partis de l’opposition, qui se félicitaient naguère de cette réserve, commencent à s’interroger. Ils trouvaient judicieux que les Kurdes ne se soient pas lancés tête baissée dans la confrontation : ils auraient offert au régime le prétexte de faire un exemple, en s’en prenant avec toute la férocité qu’il a ensuite manifestée ailleurs, à une communauté systématiquement suspectée par les autorités, parce que non arabe, d’être animée par des visées séparatistes. Mais, alors que la répression bat son plein et que la poursuite du mouvement suppose l’adhésion de nouvelles régions et de nouvelles villes à la contestation, ils s’inquiètent aujourd’hui de la retenue des Kurdes et ils lui cherchent une explication.
L’entrée en masse des Kurdes dans le mouvement serait en effet pour le régime syrien une mauvaise nouvelle. On considère en Syrie que la communauté kurde est de loin la plus aisément mobilisable. Mal traitée durant l’union avec l’Egypte (1958-1961), elle a vu sa situation se dégrader encore dans la République Arabe Syrienne dont le nom seul suggère qu’elle n’y a pas sa place. Marginalisés dans une vie politique dominée par l’idéologie nationaliste arabe du Parti Baath, les Kurdes constituent une population de seconde zone. Les heurts entre cette communauté et le pouvoir ont été fréquents, et la répression qui s’est abattue sur elle a généralement été sanglante. Le martyrologe des Kurdes syriens comporte une longue liste de victimes des crimes et méfaits attribués aux services de sécurité ou à l’armée. En février 2004, un match de football entre l’équipe de la ville kurde de Qamichli et celle de la ville arabe de Deïr al Zor a dégénéré en bataille rangée, puis en émeute. Si près d’une vingtaine de personnes ont perdu la vie à cette occasion, près d’une quarantaine de jeunes conscrits kurdes ont péri depuis lors dans des circonstances douteuses, au sein des unités de l’armée où ils accomplissaient leur service militaire, sans doute victimes de l’hostilité de leurs camarades ou de leurs supérieurs hiérarchiques.
Pour dissuader les Kurdes de se joindre en masse aux manifestations, le régime a donc multiplié les initiatives et les gestes à leur égard. Le plus remarquable remonte au 7 avril, lorsque le président Bachar Al Assad a promulgué, au profit des “étrangers de Hassakeh”, un décret législatif, le décret 49/2011, stipulant que “la nationalité syrienne leur était octroyée”.
L’expression “étrangers de Hassakeh” désigne une partie des Kurdes résidant en Syrie, déclarés du jour au lendemain non-syriens, suite au recensement exceptionnel de la seule population kurde de la Jazireh (nord-est du pays) organisé sur un seul jour en octobre 1962. Au terme de ce décompte, les Kurdes de la région ont été classés en 3 catégories. Les uns ont été déclarés syriens. Les autres, les non-syriens, ont été divisés en deux groupes : les “étrangers”, ainsi appelés parce qu’ils ont été inscrits dans les registres de l’état-civil réservés aux étrangers résidant en Syrie, et les “oubliés de l’état-civil”, qui n’ont été inscrits nulle part. La logique de la répartition échappe à toute compréhension, puisque les enfants d’une même famille ont parfois été inscrits dans deux catégories différentes et que l’accomplissement du service militaire n’a pas été pris en compte pour la reconnaissance de la nationalité. En devenant soudain “étrangers” ou “oubliés de l’état-civil”, des dizaines de milliers de Kurdes ont perdu les droits dont ils jouissaient jusqu’alors. Leur vie quotidienne est devenue pour les premiers difficiles, pour les seconds un enfer : pas de carte d’identité, pas de passeport, pas le droit d’être inscrit à l’école, pas le droit de travailler dans une administration ou une entreprise d’Etat, exclusion des aides fournies par le gouvernement à certaines catégories sociales… Aujourd’hui, les premiers sont évalués à près de 250 000, les seconds à quelques dizaines de milliers.
Les Kurdes concernés par la décision présidentielle, les seuls “étrangers” donc, se sont réjouis de cette mesure qu’ils appelaient de leurs vœux depuis près d’un demi-siècle. Mais, lorsqu’ils se sont présentés aux bureaux de l’état-civil, à partir du 24 avril, et qu’ils ont eu connaissance de la liste des pièces justificatives qu’ils devaient fournir pour déposer leur demande, ils ont déchanté. Ils ont constaté que, si le retrait de la nationalité syrienne avait jadis été immédiat, sa restitution allait prendre beaucoup de temps, puisque les services de sécurité devaient tous être au préalable consultés. Ceux d’entre eux qui s’étaient fait remarquer par leur engagement politique ou social risquaient de ne jamais quitter la case départ. Or, se fiant aux déclarations de certains responsables, ils avaient compris que les procédures seraient facilitées et que, en échange de la remise du carnet individuel qu’ils portaient avec eux, ils recevraient sur le champ la nationalité syrienne, sans la moindre difficulté.
Intervenant à un moment où la Syrie est le théâtre d’une vague de protestations sans précédent, cette affaire montre que, même aux pires moments, les autorités syriennes ne peuvent s’empêcher de tergiverser et de mesurer au plus près leurs concessions. On sait qu’il n’est pas dans leurs habitudes de lâcher facilement quoi que ce soit, surtout en faveur d’une minorité ethnique dont elles sont convaincues que les aspirations à l’autonomie n’ont pu qu’être renforcées par la situation inespérée de leurs frères irakiens. Il n’était pas malhabile de leur part d’accorder enfin aux Kurdes, précisément en ce moment, ce que les individus concernés attendaient depuis si longtemps. Mais un tel cadeau a pu paraître prématuré à ceux qui redoutent de se priver trop vite d’un moyen de pression ou de chantage dont ils pourraient avoir besoin à brève échéance.
La décision présidentielle de restituer la nationalité syrienne venait en réalité couronner une période de manoeuvres appuyées du pouvoir en direction des Kurdes. Préoccupé par les velléités d’une partie de la population syrienne de marcher sur les traces des Egyptiens et des Tunisiens, le régime avait entrepris, dès le mois de février, de convaincre les Kurdes de Syrie qu’ils n’avaient aucun intérêt à adhérer et à apporter leur soutien au mouvement. Divers intermédiaires leur avaient affirmé que le pouvoir était désormais sincèrement résolu à reconnaître leurs droits et leurs revendications nationales. Et pour démontrer que, cette fois-ci, il ne s’agissait pas de promesses en l’air comme celles qu’ils avaient jadis entendues des plus hautes personnalités de l’Etat, y compris du Président de la République et de la vice-présidente Najah Al Attar, le gouvernement s’était fait représenter, le 21 mars, à la célébration du nawruz, le nouvel an kurde. Installées aux places réservées aux invités d’honneur, les plus hautes personnalités officielles, le gouverneur de Hassakeh, le secrétaire de la branche locale du Parti Baath, le chef de la Police, le chef de la Sécurité militaire… avaient assisté sans broncher à des festivités que, les années précédentes, les forces de sécurité avaient l’ordre d’empêcher éventuellement par la force, ce qui s’était soldé, en 2008, par plusieurs morts.
Un mois plus tard, le 20 avril, dans un nouveau geste de bonne volonté, les autorités syriennes ont fermé les yeux sur le retour en Syrie d’un responsable politique kurde de premier plan, Saleh Mouslim Mohammed. Président du Parti de l’Union Démocratique (PYD), il dirige la branche syrienne rebaptisée de l’ancien Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) d’Abdallah Ocalan. Détenu en Syrie à de multiples reprises, il était en fuite, réfugié dans le Jebel Qandil, au nord de l’Irak, depuis plusieurs années. Le lendemain de son retour, qu’il avait pris soin d’annoncer par voie de presse, il a tenu un meeting que la Sécurité politique s’est abstenue d’interdire et de perturber, alors même que l’intéressé figurait sur ses listes de personnalités recherchées.
Une telle passivité ne s’explique que par une décision politique prise au sommet de l’Etat. Elle a plusieurs raisons.
D’une part, elle s’inscrit dans la ligne des efforts déployés par le pouvoir pour retenir les Kurdes et, si ce n’est pour les gagner définitivement, du moins pour s’assurer de leur neutralité dans la Jazireh, le temps pour lui de réduire ailleurs par la force le mouvement de mécontentement. Si elle est convaincue de l’utilité de la chose, une personnalité aussi influente en Syrie que le chef du PYD, une formation dont le poids est sans équivalent sur la population kurde syrienne, se révélerait un auxiliaire précieux.
D’autre part, elle fait savoir sans ambiguïté au gouvernement turc de Recep Tayyip Erdogan, que les responsables syriens goutent peu les marges de liberté qu’il laisse en Turquie, non seulement à certains mouvements de l’opposition syrienne, mais surtout à l’Association des Frères Musulmans. Interdits et condamnés à mort en Syrie, ils sont autorisés, depuis l’arrivée au pouvoir du Parti de la Justice et du Développement (AKP), à tenir à Istanbul réunions et congrès. C’est là qu’ils ont procédé, à la fin du mois de juillet 2010, au renouvellement de leur direction et à l’élection au poste de contrôleur général de l’ingénieur Mohammed Riyad Al Chaqfeh. Le message syrien est donc clair. Si les Turcs entendent “jouer” avec les Frères, les Syriens sont en mesure, en fermant les yeux sur la présence de Saleh Mouslim Mohammed, d’utiliser de nouveau à leur profit la carte kurde. Et ce en dépit des Accords d’Adana de 1998 et des accord de défense et de sécurité conclus depuis lors entre les deux pays, qui fixent comme premier objectif à la lutte commune contre les “organisations terroristes” l’élimination, des deux côtés de la frontière et si possible au Kurdistan irakien, de l’ancien parti d’Abdallah OCALAN.
Que vont donc décider les Kurdes ? Vont-ils faire encore une fois confiance à un régime qui leur a souvent fait miroiter des concessions sans les mettre jamais en œuvre ? Vont-ils considérer, malgré les hésitations du régime sur la question des “étrangers de Hassakeh”, qu’il est cette fois-ci sérieux et disposé à tenir ses engagements ? Vont-ils voir un indice de sa bonne volonté à leur égard dans le fait que les manifestations organisées par eux ont été traitées par les services de sécurité et par l’armée avec une délicatesse qui tranche avec la brutalité constatée ailleurs ? Certains en Syrie le redoutent.
D’autres estiment que les Kurdes, trop souvent menés en bateau, ne sont plus en mesure d’accorder la moindre confiance au pouvoir. S’ils s’abstiennent jusqu’à ce jour de participer massivement au mouvement de protestation, c’est dans l’espoir de récupérer, auprès d’un pouvoir en difficulté et prêt à des concessions, tout ce que celui-ci serait prêt ou contraint à leur reconnaître « en tant que Kurdes ». Ceci fait, ou lorsqu’ils constateront que rien ne vient, ils se rangeront du côté des contestataires pour réclamer avec eux leurs droits à la liberté et à la démocratie « en tant que Syriens ».
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