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La catastrophe humanitaire qui ravage le pays ne pourra être endiguée que par un accord politique impliquant les forces civiles, au lieu d’être limité aux seigneurs de la guerre qui s’entredéchirent depuis avril 2023, estime Jean-Pierre Filiu dans sa chronique.
Le peuple soudanais avait donné une leçon de démocratie au monde entier en renversant par un soulèvement pacifique, en avril 2019, la dictature d’Omar Al-Bachir, au pouvoir depuis trente ans (et accusé par la Cour pénale internationale d’avoir commis à partir de 2003 un « génocide » au Darfour). Une telle transition démocratique fut pourtant interrompue, en octobre 2021, par un putsch perpétré par les généraux Abdel Fattah Al-Bourhane, à la tête des Forces armées soudanaises (FAS), et Hamdan Daglo, dit « Hemetti », chef des Forces de soutien rapide (FSR).
Mais les deux putschistes, incapables de concilier leurs ambitions dévorantes, s’affrontent depuis avril 2023 dans une guerre d’autant plus impitoyable que, partie de la capitale, Khartoum, elle s’est progressivement étendue dans le pays. Les victimes civiles se comptent d’ores et déjà par dizaines de milliers, notamment au Darfour, où la progression des FSR, elles-mêmes issues des milices génocidaires de 2003, s’accompagne de carnages à l’encontre de la population non-arabe.
Le prix de l’internationalisation
Le Soudan intéresse peu la communauté internationale, à l’exception, malheureusement, des puissances opposées à l’enracinement d’une alternative démocratique à Khartoum. C’est ainsi que l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, dans la lignée de leur engagement contre-révolutionnaire à la fois constant et implacable, avaient uni leurs forces pour soutenir le putsch de 2021. Mais la « guerre des généraux » qui éclate un an et demi plus tard divise profondément le trio pro-putschiste.
Mohammed Ben Salman, le dirigeant de fait de l’Arabie saoudite, se veut ostensiblement neutre entre les belligérants, ce qui lui permet de collaborer avec Joe Biden et son administration à des efforts d’apaisement tous restés sans effet (Riyad et Washington apprécient d’autant plus cette collaboration, même inaboutie, que leur grand dossier bilatéral, soit la normalisation entre le royaume saoudien et Israël, est bloqué par le conflit toujours en cours à Gaza). Quant à Abdel Fattah Al-Sissi, le président égyptien, son soutien initial aux FAS s’est tempéré du fait du retour de personnalités islamistes, écartées par la révolution de 2019, dans l’entourage d’Al-Bourhane.
Seul Mohammed Ben Zayed, le président émirati, continue d’apporter un soutien aussi substantiel qu’inconditionnel aux FSR, qui contrôlent désormais une bonne partie de la capitale et du Darfour (c’est sur le marché de Dubaï que les FSR écoulent depuis longtemps l’or extrait des mines du Darfour). Il pousse même « Hemetti » à essayer de s’emparer d’El-Fasher, la seule ville d’importance qui échappe encore aux FSR dans le Darfour, au prix d’un siège aux conséquences épouvantables.
Ce jusqu’au-boutisme des Emirats arabes unis contraste avec la relative prudence de leur partenaire russe, qui conjugue ses relations officielles avec les FAS (dans la perspective de l’octroi d’une base navale à Port-Soudan, sur la mer Rouge) à la coopération avec les FSR de mercenaires issus de l’ancien groupe Wagner. Une telle coopération avait conduit les services ukrainiens à collaborer ponctuellement avec les FAS contre les FSR, à l’automne 2023, une intervention demeurée sans lendemain.
Une catastrophe humanitaire
Ces différentes ingérences internationales ont été incapables d’endiguer la poussée aux extrêmes, voire ont contribué, dans le cas des Emirats, à l’alimenter directement. La logique de guerre totale qui anime aussi bien les FAS que les FSR a entraîné une militarisation croissante de la société soudanaise, dont les différentes composantes sont sommées de choisir leur camp dans un tel conflit. L’essor de diverses milices, plus ou moins disciplinées, permet en outre à Al-Bourhane et à « Hemetti » de se décharger de leur responsabilité personnelle dans la multiplication des exactions.
C’est pourtant avec l’un ou l’autre de ces seigneurs de la guerre qu’est négocié l’accès humanitaire aux populations martyrisées, alors qu’elles souffrent précisément du joug que leur imposent les FAS ou les FSR. C’est ainsi que l’Organisation des Nations unies (ONU) considère qu’Al-Bourhane, au pouvoir depuis le putsch de 2021, est bel et bien le dirigeant légitime du Soudan. Il est d’ailleurs intervenu à ce titre, en septembre 2023 et 2024, devant l’Assemblée générale de l’ONU (l’Union africaine a, en revanche, « suspendu » la participation du Soudan depuis le coup d’Etat de 2021).
L’ONU peut de ce fait continuer d’être présente à Port-Soudan, le principal débouché maritime du pays, alors qu’elle a dû évacuer Khartoum depuis un an et demi. Elle achemine également de l’aide humanitaire, à partir du Tchad, par le passage de Tina, contrôlé par les FAS, alors que beaucoup d’organisations non gouvernementales préfèrent opérer à partir de la ville tchadienne d’Adré, plus au sud, avec un accès au Soudan tenu par les FSR. Mais ces différents arrangements humanitaires n’ont pas permis d’enrayer la descente aux enfers du Soudan : sur 44 millions d’habitants, une douzaine de millions ont été déplacés de force, dont près de trois millions contraints à se réfugier à l’étranger, avant tout au Tchad.
Quant à la famine, elle menace des zones de plus en plus importantes, du fait de la combinaison dévastatrice entre sièges et bombardements. Il semble dès lors impératif de ne plus considérer l’enjeu de l’assistance humanitaire comme distinct d’une forme d’accord politique. Alors que les FAS et les FSR ont prouvé, depuis avril 2023, leur incapacité à remporter une victoire militaire, il est urgent de neutraliser la rivalité désastreuse des seigneurs de la guerre en retrouvant la seule perspective d’avenir pour le Soudan : celle d’un accord politique laissant toute leur place à des forces civiles.
Il en va tout simplement de la survie du Soudan en tant que nation en 2025.