Le président turc, Erdogan, espère galvaniser son électorat grâce à la conversion de la basilique
ISTANBUL – correspondante
Aux cris de « Dieu est grand », des milliers de fidèles musulmans ont convergé, vendredi 24 juillet, vers la célèbre basilique Sainte-Sophie d’Istanbul, pour prendre part de loin à la première grande prière islamique depuis que la « grande église » a été transformée en mosquée, le 10 juillet, à la demande du président turc, Recep Tayyip Erdogan. Tout le quartier historique a été bouclé, la circulation a été interrompue, l’encadrement policier était impressionnant.
Des milliers d’hommes et de femmes se sont massés dans les endroits prévus pour eux, avec séparation des sexes, sur le parvis de la basilique, sur les places et dans les rues adjacentes, au mépris des pratiques de distanciation sociale mises en place en raison de l’épidémie due au coronavirus. Nombre de fidèles avaient campé là toute la nuit pour être sûrs d’entendre la prière scandée depuis les minarets qui flanquent l’imposante basilique.
Joyau de l’architecture byzantine, construite en 537 par l’empereur Justinien, Sainte-Sophie a été transformée en mosquée après la conquête ottomane de Constantinople, le 29 mai 1453. Après plus de quatre siècles d’existence en tant que mosquée, elle est devenue un musée en 1934, sous la présidence de Mustafa Kemal Atatürk, soucieux de la « restituer à l’humanité ».
Le 10 juillet, Erdogan a annoncé sa reconversion en mosquée après que le Conseil d’Etat – la plus haute juridiction administrative de Turquie – a déclaré illégal son statut de musée.
Un motif de fierté nationale
Rendre la basilique byzantine au culte musulman, un statut conféré par le sultan Mehmet II dit le Conquérant lors de la prise de Constantinople en 1453, était un « rêve de jeunesse » caressé par Erdogan et par le mouvement islamique turc depuis longtemps. Cette conversion est cohérente avec l’objectif affiché du président, qui veut islamiser davantage son pays, jusqu’à rompre avec les fondements laïques de la République posés par Mustafa Kemal dit Atatürk, le père de la République née des cendres de l’Empire ottoman en 1923.
Apparemment, Sainte-Sophie convertie en mosquée restera ouverte aux touristes en dehors des heures des prières. L’accès en sera gratuit. Des rideaux amovibles blancs ont été installés pour recouvrir les mosaïques byzantines de l’édifice aux moments des prières, l’islam prohibant strictement les représentations figuratives.
La cérémonie se voulait historique. En début d’après-midi, le président Erdogan a pris place dans la basilique pour assister à la première prière musulmane communautaire jamais dite en quatre-vingt-six ans. Avant la prière, il a récité des versets du Coran, un exercice dont il est coutumier. L’événement avait des relents de campagne électorale.
Officiellement, les prochaines élections n’auront pas lieu avant 2023, mais M. Erdogan, dont la popularité est érodée après dix-huit ans de pouvoir absolu, espère galvaniser son électorat grâce à ce coup d’éclat.
Friand de sondages, il sait que son parti islamo-conservateur, l’AKP, est en perte de vitesse. On l’a vu lors des dernières élections municipales, au printemps 2019, lorsque les grandes villes turques (Istanbul, Ankara, Adana, Antalya, Mersin) ont été remportées par l’opposition kémaliste. L’économie est entrée en récession, le revenu des ménages a diminué de moitié par rapport à ce qu’il était en 2012, le chômage fait des ravages, surtout parmi les jeunes. Il s’agit donc de détourner l’attention des faux pas commis par son gouvernement, notamment de la mauvaise gestion de l’économie.
Présentée comme une « nouvelle conquête », la prise de Sainte-Sophie est devenue un motif de fierté nationale, susceptible de fédérer les islamistes, les nationalistes et l’homme de la rue. « Sainte-Sophie est à nous, elle a été conquise, nous en faisons ce que bon nous semble », ont dit des hommes rencontrés dans la péninsule historique d’Istanbul. Pour le moment, ce stratagème fonctionne, une large partie de la population soutient cette cause.
L’ambition d’Erdogan est double. Rehausser sa cote de popularité, mais aussi adresser un signal à l’Occident. A travers cette réappropriation, il vient rappeler à ses partenaires occidentaux à quel point la Turquie a changé. Sous sa houlette, elle apparaît désormais plus islamisée, plus éloignée de l’Europe, plus agressive sur la scène internationale. Le défi n’est pas sans risques. La conversion de Sainte-Sophie est susceptible de nuire davantage aux relations déjà difficiles avec les Etats européens, notamment la Grèce, avec laquelle les tensions sont à leur comble.
M. Erdogan aime gouverner par la tension. La date choisie par lui pour sa prière islamique, le 24 juillet, n’est d’ailleurs pas fortuite. Elle marque le 97e anniversaire de la signature du traité de Lausanne, qui fonde les frontières de la Turquie actuelle et que le président, nostalgique de l’Empire ottoman, invite souvent à réviser.